samedi 30 juillet 2011

Voyage dans le temps…

Bon, a priori, les scientifiques ne sont pas encore parvenus à réaliser ce fantasme que littérateurs et vulgarisateurs nous font miroiter depuis un peu plus d'un siècle. Ce n'est pas demain la veille que je pourrais me saisir d'un véhicule spatio-temporel pour passer mes vacances dans une île paisible du Gondwana dans les alpes couvertes de neige de l'année sans été ou dans la confortable grande villa martienne de mon lointain descendant… En attendant la détection d'un hypothétique carburant temporel dans le LHC de nos amis suisses (qui, cabale romande oblige, composent une part importante de mon public), Wikipédia nous en donne un succédané assez savoureux.

J'en ai déjà fait état dans un précédent post : l'encyclopédie collaborative fonctionne par accrétion de strates successives. Sa réactualisation implique en effet une intervention humaine qui peut parfois se faire attendre. C'est ainsi que certains articles assez sensibles aux mouvements du monde se trouvent parsemés de constats ou d'hypothèses facilement dépassés par les faits. Récemment, j'ai donné suite à la juste remarque d'un nouvel utilisateur sur l'article Europe : la carte de la répartition des religions en Europe n'était pas datée, ce qui, pour une réalité aussi volubile aujourd'hui que les identités spirituelles, posait indéniablement problème. Après vérification, j'ai rajouté la mention en 2008.

Il importe également de noter que la « réactualisation » ne concerne pas seulement le sujet de l'article mais sa mise en scène éditoriale. Selon les époques et les moyens dont ils disposaient, les wikipédien ont suivis des règles plus ou moins définies, adoptés des habitudes plus ou moins ancrées, entrepris des projets plus ou moins ambitieux. Toutes ces variables se lisent dans le produit final. Il est ainsi possible à un lecteur assez exercé de dater approximativement le texte qu'il a sous les yeux. Références, conventions stylistiques, modèles, wikification : tous ces habillages textuels ne sont pas arrivés d'un bloc. On les a installé, d'abord techniquement puis socialement, par étapes successives. Leurs présences / absences constituent un indice relatif comparable au carbone 14 dans le monde réel.

Tout ceci pour dire que, pendant une bonne partie de la journée, je me suis transporté en 2006. Mon entreprise de réfection réussie du portail politique m'a amené à recenser un peu plus précisément l'ensemble des articles liés — histoire de vérifier si leur présence était aussi pertinente aujourd'hui que mes prédécesseurs l'avaient cru en leur temps et, par la même occasion, de les rattacher à ma liste de suivi afin de garder un œil sur les contributions parfois louches qui s'y accumulent. Je n'ai pas été déçu.

Rien n'a bougé, ou presque, depuis 4-5 ans. La moitié des articles n'étaient pas évalués. Les historiques sont tout déplumés. Les pages de discussion sont restés inertes depuis la fin 2006.


Prenons quelques exemples.

Etat-nation est créé en 2003. Il atteint les deux-tiers de sa taille actuelle en février 2007. Un bandeau source a été déposé en novembre 2008. Exception faite de deux réponses tardives, la PDD a cessé d'accueillir des contributions en janvier 2007. Conséquence de cette inactivité, l'article se cantonne à égrener un discours académique (dans le mauvais sens du terme) : l'inévitable débat Renan-Barrès/France-Allemagne/Kultur-Civilisation, une longue litanie d'États non-nationaux et une liste des critiques apportées à la notion d'État-nation. Le plus important est occulté : le pourquoi de l'État-nation. Qu'est-ce qui fait, sociologiquement et idéologiquement, que l'État-nation s'impose progressivement comme une réalité nécessaire à partir de la fin du XVIIIe siècle ? On ne manque pas de références à ce sujet (Eric Hobsbawm, Benedict Anderson… — surtout des anglophones en fait, mais il me semble que le sujet reste un peu tabou en France). Si j'avais écouté mon instinct premier, j'aurais tout effacé pour tout recommencer. Mais, comme je n'avais pas le temps de m'y mettre aujourd'hui, j'ai tout laissé en l'état. Qu'à cela tienne…

Cité est devenu un véritable réceptacle à TI. J'ai viré fissa un paragraphe au titre évocateur : À la période où l'Occident découvre que la Terre est ronde Il reste d'autres perles comme celle-ci :

La cité -et par extension l'État - espace peuplé, voire surpeuplé d'hommes, est le lieu privilégié, la pâte à penser [c'est moi qui grasseye] des philosophes en termes de réflexion politique.

Aurions-nous à faire à un boulanger-philosophe ? Pour le reste, l'article n'est pas si mauvais : il établit assez adéquatement le glissement sémantique qui court de la Cité-État à la Cité-Banlieue.

Assemblée, Législature et Politique étrangère ne sont rien — tout juste des boîtes à lettre, ce que serait resté l'article pomme si il n'avait pas bénéficié de l'effet-piranha. État de droit pourrait s'appeler État de droit selon Hans Kelsen, tant il s'agit d'une simple recension des considérations du juriste autro-américain. J'arrête là l'évocation — le décor, assez pauvre, est planté.

Ce qui est assez extraordinaire, c'est que les articles dont je parle ici n'ont rien de secondaire. Nombre d'entre eux ont été sélectionnés par la Sélection transversale, une initiative un peu oubliée aujourd'hui, qui consistait à sélectionner un nombre réduit d'articles de la première importance, afin de mettre au point une sorte de Wikipédia fondamentale à destination d'un public d'écolier et d'étudiant. Et pourtant ils restent en déshérence… Je vais essayer de mettre prochainement en place une offensive de reconquête de ces brebis égarées. Si il y a d'autres bonnes volontés que la mienne, qu'elles n'hésitent surtout pas…

jeudi 28 juillet 2011

Le portail inhabité…

J'avais promis à Meneldur (alias Ælfgar, alias Weneldur) de me distancer un peu de la Wikipolitique et de tout ce qui en découle (wikipetitesphrases, wikisperpentsdemers, wikistratagèmesdehautevoléepastoujoursconcluants…). La promesse est engageante : jetant un coup d'œil parfois distrait sur mes statistiques, je ne peux que constater que mon dernier billet sur le comité d'arbitrage a marché deux à trois fois mieux que mes billets « encyclopédiques » (le plus encyclopédique a d'ailleurs le moins bien marché). En même temps, les blogs ne manquent pas pour aborder, avec talent, ce type de thématique vendeuses. Si je tiens à me faire une petite place au soleil, il est nécessaire que j'accorde une place à ce qui est rarement traité : la majorité silencieuse des articles encyclopédiques.

Ce billet ne parlera donc pas de wikipolitique mais de… politique tout court. Ou, plus exactement, du portail politique et de son projet affilié. Il a été créé en novembre 2005 par Thierry Caro. A vrai dire, c'est plutôt tardif pour un portail de cette importance — par comparaison le portail musique, l'un des premiers de wikipédia si je ne m'abuse, a été conçu un an plus tôt (d'ailleurs la version d'origine est magnifique, quoiqu'elle a dû montrer rapidement ses limites). Ce retard n'augurait rien de bon, comme nous allons le voir.

Dans la mesure où les modèles correspondants aux cadres ont été supprimés, l'on ne peut connaître la gueule du premier portail politique. Souhaitant combler rapidement un manque, Thierry a recouru à une structure assez standard, que l'on retrouve un peu sur l'un de mes vieux portails, complètement à l'abandon, le portail des Lumières : des cadres colorés précédés d'un bandeau de couleur vive enchâssant un titre en gras.


Dès décembre, Pseudomoi tente d'individualiser davantage le portail (malheureusement, sa créature est aujourd'hui moins lisible encore que celle de Thierry). Le portail reste près de trois ans en l'état. Puis, En 2008, une refonte intervient : Flot2 crée un nouveau portail, marqué notamment par le regroupement des anciens cadres en un gros index thématique.


S'ensuit un nouveau cycle de trois ans, qui vient de s'achever il y a quelques jours à peine. Je ne suis pas étranger à ce renouvellement, loin de là.

La restructuration du portail politique figurait sur ma to-do-list depuis 2009. J'ai déjà fait état dans un précédent billet de mes tentatives, assez infructueuses, de mettre au point un article politique potable. Dans la lignée de ces travaux de restructuration, je m'étais inscrit au wikiconcours du printemps 2010 et avait formalisé à cette fin une liste élargie des articles à restaurer. Je ne mentionnais pas le portail, mais il devait nécessairement être touché par cette campagne de rénovation. Ce qui est advenu de ces bonnes résolutions a déjà dû concerner n'importe quel wikipédien tant soit peu actif : travail prenant — contributions sporadiques — travail très prenant — plus de contribution.


J'ignorais que la version du portail politique que j'avais sous les yeux était relativement récente. A vrai dire, je ne l'ai jamais aimée. Ni le rangement (l'index thématique, qui compose nécessairement le gros d'un portail, subit une sorte d'effet-iceberg : le lecteur doit scroller pour en percevoir la substantifique moelle), ni l'identité visuelle (l'ocre a probablement été adopté car il s'agit d'une couleur neutre en politique, mais il fait franchement usé). Je tenais à changer tout ceci à la première occasion. Celle-ci s'est présentée le week-end dernier.

Le samedi 23 juillet, je piquais ma crise face à la lourdeur de la page de discussion du projet. Faute d'avoir été archivée une seule fois depuis sa création, elle pesait quelques 300 000 octets. Montre en main, la moindre contribution sur cette page requérait une attente de plusieurs, voire une dizaine de secondes. Je virais le tout sur une archive annexe. Ce geste inaugural me donna des ailes. Quelques heures plus, j'annonçais mon intention de restructurer le machin.

En 2007, Serein m'avait initié aux règles et procédures non écrites de la création de portail. Il importe dans un premier temps d'importer un modèle quelconque sur une page personnelle, soit hors de l'espace encyclopédique. Puis, de le retravailler et d'opérer une sélection raisonnée des articles liés. Enfin, de déposer le travail ainsi réalisé sur le page du portail. Ce procès en trois temps explique pourquoi les historiques des portails sont généralement peu fournis (un peu moins d'une centaine de révisions sur le portail politique depuis 2005, alors qu'il s'agit d'un des plus instables de wiki). Je n'ai pas procédé autrement.

Peu après le dépôt de mon intention de restructurer, je crée une page personnelle et y importe telle quelle, le code html d'un portail récent et de bonne facture consacré à l'Empire allemand. Je me suis aperçu a posteriori que cette structure dérive en fait de la page d'accueil — cela explique sans doute le sentiment de familiarité que j'ai ressenti en la consultant la première fois. Mon cadre de base étant fixé, j'intégre les modèles du portail politique et, lorsque cela s'avère nécessaire, j'en crée de nouveau. Mon principal apport consiste à éclater l'index thématique en six modules distincts, plus aiséments cernables et consultables. J'en profite pour changer et simplifier les intitulés, ainsi que pour reconfigurer certaines subdivisions un peu problématiques (la Philosophie politique, qui se résumait à du name dropping devient Théorie et fédère quelques cinq disciplines distinctes).

À 20h00 et quelques, j'ai bouclé le lourd labeur. Il me reste un point subsidiaire à régler : quelle esthétique ? quelle identité visuelle ? Sans vouloir faire mon marketeux de base (car telle est ma formation) il me semble que l'apparence d'un portail influe beaucoup sur son audience (qui est très basse : de l'ordre de 200 à 300 visites quotidiennes) et aussi, plus indirectement, sur sa participation — personnellement, je suis beaucoup plus tenté de fréquenter le très accueillant portail musique classique… La facilité aurait consisté à garder le bleu de la page d'accueil. En effet, le modèle Accueil/Cadre n'autorise pas les changements de couleurs. Toutefois, ça me gênait qu'un portail aussi significatif soit réduit à l'état de simple décalque.

Forçant un un peu ma nature, plutôt rétive aux échafaudages informatiques, je mets au point un modèle politique. Je transporte à cette fin le code source (protégé) du modèle Accueil/Cadre dans une nouvelle page, Politique/Cadre2 et je remplace le fond dégradé bleu du titre par un fond dégradé rouge. Pourquoi rouge ? C'était le choix originel de Thierry Caro et je trouve qu'il se justifie plutôt : le rouge est, avec le bleu, la couleur la plus « politisée ». Wikipédia faisant déjà grand usage du bleu, il me paraissait naturel d'opter pour son contraire, moins fréquent.

Le lendemain-même, j'intègre le nouveau portail ainsi constitué. J'en profite pour régler le sort du projet, également en déshérence. Sans trop me prendre la tête, je crée une nouvelle page personnelle et généralise l'adoption de mon cadre rouge. À la fin du week-end, tout est bouclé.

L'on s'étonnera peut-être que cette campagne de rénovation, assez lourde et sensible, se soit effectuée en solitaire et sans concertation. Même si je l'avais souhaité, il n'était pas possible d'agir autrement. Le portail politique est un portail vide, dépeuplé. Son angle d'approche est beaucoup trop large pour intéresser une communauté encyclopédique. Les utilisateurs tendent plutôt à se réunir sur les portails subsidiaires, plus précis et plus proches de leurs préoccupations immédiates. En outre, plus globalement, les sujets touchant de près ou de loin à la politique souffre d'une désaffection assez profonde. D'expérience, j'ai pu me rendre compte qu'ils sont difficiles à sourcer. Les sciences politiques pâtissent de la concurrence de disciplines mieux organisées (histoire, sociologie, anthropologie…). Elles produisent finalement assez peu de travaux de qualité : les politologues succombent souvent à la tentation du coup médiatique et à force de fréquenter le milieu politique qu'ils sont censés étudier, finissent par se compromettre avec lui (histoire d'illustrer ma pensée, je citerai un archétype : Olivier Duhamel). Résultat des courses : le référencement des articles tourne à la haute voltige, les travaux les plus pertinents n'étant pas forcément les plus visibles ni les plus connus.

Pourtant, parce que le portail touche à une faculté humaine fondamentale, il existe un décalage considérable entre son activité attendue et son activité effective. Le 20 juillet, Dodoïste fait état d'un projet d'harmonisation d'infoboxes, potentiellement polémique. Il s'attend apparemment à provoquer un débat. Son discours s'habille de nombreuses marques de déférences formelles : « Je propose de toutes les standardiser » / « Est-ce que cela vous convient ». En réalité il parle (presque) dans le vide. Je suis le seul à répondre — positivement. Il s'en montre satisfait et s'attend visiblement à recevoir d'autres échos :

Vu justement qu'il y a des modèles assez différents de la plupart, je crains de heurter les préférences de chacun en harmonisant le tout. Content d'avoir déjà une réponse positive […] Est-ce que le projet politique est prêt à aller dans ce sens ?

Il s'aperçoit rapidement que je suis son seul interlocuteur. Il entreprend sa campagne d'harmonisation sans demander son reste. Dans ce type de situation socio-linguistique, on mesure le pouvoir que peut soudainement acquérir une seule personne. Par défaut, je « suis » devenu pendant un temps assez bref le projet politique : il n'y avait personne d'autre à consulter, personne d'autre d'intéressé… Mon pouvoir de représentativité était considérable : si j'avais eu l'esprit un peu mal tourné, j'aurais pu aisément démonter la proposition de Dodoïste. Déconcerté par ce froid accueil, il ne l'aurait peut-être jamais mise en chantier. On mesure ici le danger de laisser les portails à l'abandon, surtout lorsqu'ils sont investis d'une charge encyclopédique aussi considérable que le portail politique. N'importe qui, pourvu d'une certaine assurance, peut s'en ériger le seigneur et maître et ralentir potentiellement les initiatives qui en dépendent.

Eh bien, maintenant que j'ai rénové la maison est-ce qu'il y aurait des volontaires pour venir l'habiter ? Le climat est plutôt ingrat, mais les opportunités ne manquent pas — tout reste à construire.

mercredi 27 juillet 2011

CAr ou rien ?

Il est toujours amusant de constater à quel point un blog peut virer de ses intentions initiales. A l'origine, je souhaitais faire une sorte de Wikigrill amélioré : chaque billet serait consacré à un article de Wikipédia et viserait non seulement à en dresser le bilan, mais à l'améliorer. C'était là tout le sens de ce titre : Wikitrekk, un voyage ou trekking qui m'amènerait à tomber sur des trucs plus ou moins bons, que j'améliorerais plus ou moins bien. Jusqu'ici, je n'ai réalisé cet exercice qu'une seule fois. Et quelque chose me dit que je ne suis pas prêt de le réitérer.

Progressivement, mon attention a glissé vers des sujets de plus en plus généraux, et voilà qu'elle s'apprête à embrasser un sujet que je m'étais bien juré de ne jamais aborder : le Comité d'arbitrage. Face à cette institution wikipédienne assez méconnue du grand public, quoique jouant un rôle fondamental dans la régulation de l'encyclopédie collaborative, j'occupe une position problématique : je suis arbitre. En tant que tel, je suis astreint à un certain devoir de réserve. Et puis, surtout, je risque, au sens propre, d'être juge et parti — comment un juge pourrait-il juger son propre statut de juge ? Pourtant, plusieurs vicissitudes récentes me forcent à surmonter cette gêne initiale. Le Comité d'arbitrage est actuellement sous le feu de l'actualité wikipédienne. Si je tiens à écrire un blogdewikipédia (tiens un néologisme…), je ne peux pas ne pas en parler. Commençons doctement…

De même que l'économie connaît ses cycles de Juglar et de Kondratieff, le comité est régulièrement affecté de certaines « crises », dont la récurrence est pour le moins troublante. Tout les deux à quatre mois se rejoue notamment un conflit opposant les anti-CAr (ainsi désignerons-nous, pour plus de commodité un groupe finalement assez restreint de contributeurs souhaitant sa disparition) et le reste de la communauté. La thématique change mais les argumentaires et les protagonistes se renouvellent peu. En mars dernier, une campagne de déstabilisation fut lancé à l'encontre des Élections d'arbitres pour le 13e CAr, en votant systématiquement contre pour chaque candidature — « A mon humble avis, le comité d'arbitrage est une poubelle qui rassemble le pire de ce que wikipédia peut engendrer de plus méprisable » (Jean-Jacques Georges). La manœuvre a dans l'ensemble échoué, même si elle a manqué de peu d'invalider l'élection d'un des candidats. S'ensuit en avril-mai un vibrant débat sur une thématique assez pointue : les arbitres peuvent-ils modérer librement les témoignages ? Restée irrésolue, la question est finalement tranchée sur une PDD, qui donne sans ambiguïté gain de cause au CAr — « Ils représenteraient mieux la communauté en prenant en compte ce qu'elle peut dire à l'occasion, en cessant enfin d'être enfermés dans leur tour d'ivoire » (Suprememangaka). Enfin, ce mois-ci, le rejet de la proposition d'arbitrage de Argos42 contre Moez déchaîne de nouveau les passions : le conflit s'exportant sur le bistro, sur twitter et sur la blogosphère (ce présent billet en offre l'illustration, de même que les considérations, assez divergentes, de Popo ou de Pierrot) — « vous êtes en train de détruire le CAr » (toujours Suprememangaka mais sur Twitter).

Ces offensives répétées servent-elles à quelque chose ? Ne représentent-elles qu'une perte de temps — administrateurs, arbitres et contributeurs ayant mieux faire tel que administrer, arbitrer et contribuer ? Je ne le pense pas. A vrai dire, si le CAr n'avait pas les anti-CAr, il devrait les inventer. La présence persistante d'une opposition résolue permet en effet de révéler et de résoudre les déficiences et imperfections organisationnelles avant qu'elles n'affectent structurellement le comité. En fin de compte, le débat d'avril sur les témoignages s'est avérée utile : en formalisant le pouvoir modérateur des arbitres, on s'est évité toute une série de psychodrames.

Ceci dit, revenons au cas qui nous intéresse : qu'est-ce qui cloche dans cet arbitrage Argos42-Moez ? qu'est-ce qui fait polémique ? Au premier abord, l'analyse de Celette sur le bistro d'hier n'est pas totalement injustifiée :

Pourquoi administrateurs et CAr se renvoient la balle lors des "bavures" commises par l'un d'entre eux ?

Je ne souscrit évidemment pas aux sous-entendus que colporte ce commises par l'un d'entre eux (arbitre=admins=pourris=cocos). Par contre, le constat du renvoi incessant n'est pas absurde. J'y ai moi-même songé. Mon premier avis de recevabilité indiquait que « A ce stade, je ne pense pas que toutes les possibilités de médiation aient été épuisées ». Dans l'absolu, il est toujours valable : le possible abus d'outil à l'origine du conflit Argos42-Moez est tout récent (la clôture par laquelle le scandale est arrivé est survenue le 23 juillet). Un précédent assez opportunément convoqué ne prouve pas une dégradation durable des relations entre les utilisateurs. Nous sommes très éloigné d'un cas comme Piston, Wart Dark-Addacat où une mésentente profonde entre certains gros contributeurs menace directement un certain nombre d'article sensibles. Jusqu'à nouvel ordre, rien ne permet d'affirmer que nous avons atteint le point de non-retour.

Par contre, là où le bât blesse, c'est qu'il n'existe actuellement aucune instance véritablement compétente pour gérer ce conflit significatif quoique « secondaire » par rapport à la moyenne des arbitrages jugés recevables par le Comité. Les possibilités de médiation auxquelles je fais appel sont insuffisamment avérées dans ce cas précis. Moez n'a mis au point aucune page de contestation de son statut d'administrateur. Les autres instances médiatrices (le Salon de médiation et la page Administrateur/Problème) ne fonctionnent pas très bien. Elles ne sont pas organisées : n'importe quel utilisateur peut s'improviser médiateur, n'importe quel administrateur peut gérer les réclamations. Faute d'organisation, elles ne disposent d'aucune légitimité et d'aucun pouvoir contraignant. Elles viennent juste arrondir les angles.

Ce constat m'a amené à modifier mon avis en conséquence. J'ai retiré toute mention possible d'une médiation intermédiaire pour promouvoir au contraire la perspective d'une seconde demande d'arbitrage, mieux préparée que la première, rédigée dans le feu de l'action, sans beaucoup de recul sur la durabilité du conflit ou l'ampleur de l'abus :

S'il s'agit d'un arbitrage communautaire visant à sanctionner un administrateur, l'argumentaire présenté est assez faible (un abus qui ne fait pas l'unanimité sur RA, et une querelle vieille de sept mois) et il serait sans doute nécessaire d'y associer d'autres utilisateurs s'estimant lésés par Moez.

Deep Silence a eu, sur le bistro, un mot tout-à-fait juste pour désigner ce à quoi nous sommes confrontés : il y a un « trou », un espace manquant, laissé libre, pour résoudre les conflits naissants et les abus potentiels. Dans l'absolu le Comité fonctionne bien. Il fonctionne même trop bien : au cours de ces deux derniers mois, onze demandes d'arbitrages ont été déposées, et huit ont été ou sont sur le point d'être rejetées. Il y a manifestement un problème qui ne vient pas du CAr, mais hors de lui. Lourd mais efficace, son fonctionnement ne peut que prendre en compte les plus gros conflits — je dirais, plus poétiquement, les « derniers » conflits, ceux qui ont atteint un stade terminal et menacent d'affecter durablement l'espace encyclopédique. Tout le reste doit nécessairement passer à la trappe. Or, ce reste n'est pas négligeable.

Plutôt que passer mon temps à le déplorer sur Twitter ou à en déléguer la responsabilité à je-ne-sais-quel chef d'orchestre occulte, je dois avouer que je suis tenté de combler ce « trou ». Cette tentation n'est pas récente. j'en faisais déjà état dans ma candidature au Comité d'arbitrage, déposée en février dernier :

Il est simplement dommageable que le CAr ainsi conforté ne puisse s'appuyer sur un échelon intermédiaire institué. Le salon de médiation marque en fin de compte une certaine régression par rapport aux Wikipompiers. Le fonctionnement de cette structure défunte était à maints égards défectueux (pas de concertation avec les administrateurs, folklore daté…) mais elle garantissait à tout le moins un suivi continu et gradué des conflits. Or on manque actuellement de visibilité en la matière.

Depuis février, j'ai n'ai pas eu beaucoup de temps pour y réfléchir (cette damnée irl qui me poursuit). Je me suis tout de même efforcé de mettre au point deux propositions complémentaires, qui valent ce qu'elles valent, mais permettront peut-être d'alimenter utilement le débat autour du trou.

Premièrement, je préconiserais la mise au point un comité de contrôle des administrateurs (appelons-le CCA). Ce comité pourrait être élu sur le modèle du CAr. Il peut comporter des administrateurs à condition que que ceux-ci acceptent un désysopage tant que durera leur mandat. Dans l'absolu il serait préférable de faire appel à de simples péons afin de refouler tout soupçon d'une collusion entre juges et parties.

Concrètement, le CCA remplirait le rôle de la page Administrateur/problème en traitant les plaintes déposées à l'encontre de tel ou tel administrateur. Il pourrait, si besoin est, demander à l'administrateur concerné de venir confirmer son statut auprès de la communauté. De la sorte, les pages de contestations personnelles, aux critères souvent inatteignables, perdent de leur portée. Elles ne sont plus, pour l'administrateur, une épée de Damoclès, et pour le plaintif, un itinéraire kafkaïen. Le chemin qui mène à la contestation est direct. Il va sans dire que les cas les plus graves, ceux qui semblent nécessiter un désysopage sans consultation communautaire ou un blocage de longue durée, nécessiteraient le transfert du dossier au CAr, qui n'aurait à tout le moins plus à se soucier de sa recevabilité. Etant donné que les fonctions du CCA sont plutôt limitées (il considère le plus souvent une plainte unique et non un conflit prolongé) et que les accusations d'abus ne sont pas si fréquentes (quelques unes tout au plus au cours de ce dernier semestre) il ne requerrait qu'une équipe restreinte de quatre à cinq membres.

Voici une modélisation - un peu ironique mais pas tant que ça en fait - de ce que pourrait donner le dépôt d'une plainte d'Argos42 contre Moez dans un tel comité de contrôle.


Deuxièmement, il importerait de constituer un corps de médiateurs, chargé de résoudre les conflits éditoriaux intermédiaires. Une liste de Médiateurs expérimentés avait été mis au point en 2009, mais elle demeure dans un état d'ébauche à tout point-de-vue désespérant. Dans un premier temps, l'on pourrait tout d'abord répertorier l'ensemble des arbitres passés et présents encore actifs (sauf cas exceptionnel, leur statut garantit des compétences médiatrices avancées). A ceci s'ajouterait un nombre plus ou moins grand de contributeur recrutés sur la base du volontariat (par exemple Noisetier, Hatonjan ou Thémistocle qui traînent assez souvent sur cette page). Le CAr serait chargé d'évaluer le travail de ces médiateurs et pourrait en exclure certains si ils ne donnent pas satisfaction. Les médiations ratées lui seraient également directement communiqué (ce qui s'est passé par exemple pour l'arbitrage Claude Piard-Bapti), ce qui garantit un filtrage en amont : les conflits secondaires n'auraient pas à subir une phase de recevabilité, inversement certains conflits graves passés inaperçus recevraient rapidement un traitement approprié. La première entrée de ce corps de médiateur pourrait avoir l'apparence suivante (vu que mon pseudo commence par Al, il y a des chances que je me retrouve en tête de liste alphabétique) :


Bon, voilà, yapluka. Même si ce petit billet n'aboutit à rien, il m'aura au moins clarifié l'esprit. C'est déjà quelque chose…

[J'ai réactualisé le message près de 24 h après sa publication, à la fois pour intégrer les deux modélisations et certaines suggestions que quelques utilisateurs ont bien voulu me communiquer par mail]

jeudi 21 juillet 2011

Du primaire au secondaire

Après trois jours d'une retraite abbatiale et trois autres jours non moins abbatiaux consacrés à l'écriture d'épais comptes rendus de concert, me voici de retour sur mon blog. Je suis un peu surpris de découvrir qu'il a très bien su vivre sans moi — pas un seul billet en six jours, et la fréquentation se maintient comme si j'écrivais comme un forcené. Le sympathique billet que m'a consacré mon collège Popo n'y est sans doute pas pour rien — de même que ma propension à avaler sans coup férir les bourdes d'Alithia. N'empêche, ça fait quand même tout drôle de penser que mon blog n'a pas besoin de moi. Autant dire, que cette situation ne va pas durer longtemps — ma créature va rapidement comprendre qui est le maître ici. Pour faire bonne mesure, je me lance dans la rédaction de ce présent billet, consacré à un sujet folichon entre tous : la question des sources primaires et des sources secondaires.

En avril dernier, je me suis mis en tête d'écrire un brévissime article labélisable — mais bon, rassurez-vous, j'ai des choses un peu plus ambitieuses dans mes cartons. Mon choix est tombé sur un certain Euphante, philosophe grec affilié à l'école mégarique, dont le legs intellectuel n'a malheureusement pas trop bien supporté les outrages du temps. Comme le résume remarquablement bien mon article — et hop un peu d'autopromo — il n'existe que six mentions du nom du bonhomme dans l'ensemble de la littérature antique. Voilà qui n'offre pas tellement de matière à délayer. Histoire de rembourrer un peu l'article, je m'étends sur la destruction de sa cité natale, Olynthe.

En trois jours, j'amène l'article de l'inexistant à quelques 8000 octets. Assez confiant en l'exhaustivité de mon grand œuvre, je mentionne sur Hellenopedia mon intention de le labéliser. Là où je charrie un peu c'est que je prétends à l'Article de Qualité, alors que les us et coutumes de wiki prescrivent généralement plutôt le bon article pour ce type de production (j'ai d'ailleurs suivi par deux reprises cette règle non écrite : ici et ). J'avais en fait deux motivations plus ou moins avouables derrière la tête.

Commençons par l'avouable : je souhaitais mettre au point un thème de qualité autour des mégariques, école philosophique grecque qui fait toujours figure de parent pauvre face à certaines mafias plus organisées : l'académie, le lycée, le jardin, le portique… L'inavouable consiste à donner un grand coup de hâche dans un sac de nœud jamais totalement dénoué : un article court mais exhaustif peut-il devenir un article de qualité ? Ceux qui me suivent sur Twitter auront peut-être remarqué l'intéressant échange que j'ai pu avoir avec Weneldur (alias Ælfgar, alias Meneldur) et Fabrice Ferrer à ce propos…

Parce qu'elle prétend à l'Article de Qualité, ma proposition retient l'attention des satrapes de Hellénopédia. Huesca s'interroge sur la longueur de l'article — je m'y attendais, d'où le délayage sur Olynthe — et pose plusieurs judicieuses remarques de forme. Ensuite, Bibi Saint-Pol débarque et me pose un os que je n'avais absolument pas prévu. Citons-le in extenso :

Une remarque formelle : je suis plutôt choqué par les références « Diogène Laërce 1999 ». En effet Diogène Laërce est un auteur antique et les références devraient s'y faire sur les passages plutôt que sur les numéros de page d'une édition particulière (surtout une édition Livre de Poche qui ne fait pas spécialement autorité)

La question de la légitimité du « livre de poche » est vite résolue : contrairement aux apparences, il s'agit de la seule édition scientifique française accessible au grand public (ie pas la recension universitaire de type belle lettre, destinée aux universités et à une poignée d'hellénistes chevronnés). Le vrai souci réside dans la distinction qui est opérée entre références antiques et références modernes : les premières sont présentées sur un modèle de subdisivision en livres, chapitres et paragraphes fixé à la Renaissance (par exemple, dans Euphante ou trouve « Diodore de Sicile, XVI, 53, 2-3) ; les secondes suivent le même régime que la plupart des références sur wiki (modèle harvsp etc.)… Cette séparation m'intrigue. Jusqu'ici, tous les articles de qualité hellènes mêlent allègrement l'ancien et le moderne. En témoigne cette illustration prélevée sur un excellent article de qualité de Huesca, dont je vous conseille vivement la lecture, les Mines du Laurion :


Or, si les références antiques et modernes ne partagent pas la même apparence formelle, elles ne remplissent pas non plus les mêmes fonctions. Les premières constituent des sources primaires, soit des documents d'époque. Le secondes relèvent des sources secondaires, soit d'un travail scientifique, validé par la communauté universitaire, sur ces documents d'époque. Comme le signale la page d'aide prévu à cet effet, les sources primaires ne peuvent être utilisées que dans le cadre d'une recension factuelle non polémique. Etant donnée la distanciation temporelle ou contextuelle qui nous nous sépare de ce document de première main, son utilisation directe peut venir soutenir les interprétations les plus diverses et faire dévier le texte encyclopédique vers le travail inédit.

Pour autant, je ne pense pas qu'il faille rayer les sources primaires de Wikipédia. Leur degré de vérifiabilité est faible : ils ne peuvent que partiellement légitimer un énoncé encyclopédique. Par contre, elles possèdent si j'ose dire, un fort degré d'accessibilité : là où les sources secondaires sont souvent cantonnées aux entrepôts universitaires (je vois mal le lecteur se colleter avec les livres et articles de Robert Muller ou de Klaus Döring, aussi bien faits soient-ils), les sources primaires font souvent partie de la bibliothèque de l'honnête homme (il n'est pas besoin de chercher très loin dans son entourage pour dénicher un Hérodote ou un Diogène Laërce). Elles participent de l'échange et de la connivence entre l'auteur de l'article et le lecteur (qui, par la grâce du système wiki, peut à son tour devenir auteur). Elles indiquent les racines textuelles à partir duquel l'article s'est développée, son archéologie. A l'origine d'Euphante, on trouve six énoncés antiques, plus ou moins longs, qui superposés par des analyses universitaires, s'éclairent mutuellement et permettent de reconstituer partiellement le parcours d'une personne et d'en perpétuer malgré tout la postérité.

Bref, ne pas mentionner les sources primaires me semble, à tout prendre, presque aussi grave que de ne mentionner qu'elle : on prive le lecteur du point d'entrée, du terrain de départ à partir duquel le savoir encyclopédique a pu s'établir. Ce n'est pas pour autant qu'il faut les mêler aux sources secondaires. Une différenciation de fonction implique nécessaire une différenciation de situation.

C'est la raison pour laquelle j'ai opéré au sein d'Euphante une subdivision « références antiques » / « références modernes » — subdivision qui a été saluée par Bibi Saint-Pol : « C'est effectivement plus clair ». La réalisation technique de cette dernière n'est cependant pas parfaite. Réutilisant le modèle ref-name, j'ai mis au point un système A (pour antique) + n qui n'est pas trop lisible - soit dit en passant les références modernes gardent le système courant. L'espace insécable entre le A et le numéro engendre de curieux effets formels. Dans l'extrait visuel ci-contre, on a l'impression que je fait appel, en abrégé, aux références A5, A7 et A8.


Ce serait pas mal si les développeurs pouvaient nous concocter un système de note complètement alternatif, afin de bien distinguer dans le texte le secondaire du primaire. Juste pour initier la réflexion, je me permets de proposer deux modélisations. La premières, un peu trop académique mais bien en phase avec les articles hellènes, gros consommateurs de sources primaires, ferait appel aux lettres de l'alphabet grec (après oméga, l'on repartirait avec alpha flanqué d'un prime). On aurait ainsi :


La seconde, plus généraliste, consiste tout bêtement, à entourer les numéros de note d'un cercle :


Some thoughts ?

jeudi 14 juillet 2011

Easy come, uneasy go

Le hasard veut que Alithia suspend son blog, l'Observatoire de Wikipédia, au moment-même où j'ouvre le mien. Ce parallélisme est encore plus prononcé, si l'on songe que l'Observatoire a été fondé fin 2006, soit au moment-même où je rejoignais Wikipédia. Cette double coïncidence m'incite à dresser le bilan de l'une des principales voix critiques anti-wiki du web français.

L'Observatoire apparaît encore maintenant à la quinzième place du classement google.fr lorsque l'on saisit la requête « Wikipédia ». Par comparaison, le Wikigrill de Books, lancé avec autrement plus de moyen, fait parent pauvre en terme d'audience. Indépendamment de tout présupposé anti-anti-wikipédia, l'on ne peut que reconnaître à l'entreprise un certain succès et une certaine ampleur. On ne saurait disqualifier ce bon millier de billets étalé sur quatre ans et demi d'un revers de main. Analysons-les patiemment, en les saisissant à la racine…

Tout commence, donc, en novembre 2006. Son auteure, qui signe sous le pseudonyme d'Alithia, se présente comme une professeure de philosophie inquiète des dérives de l'encyclopédie en ligne et de ses méfaits supposés auprès de la jeunesse française. Plusieurs recoupements, non confirmés, laisseraient à entendre qu'il s'agirait d'un utilisateur « à problème », bloqué indéfiniment depuis la mi-2007.

Après quelques billets un peu faciles, sans doute destinés à se faire la main, Alithia se lance le 15 novembre dans la rédaction d'un épais manifeste, destiné à définir les objectifs et la politique éditoriale du blog.


L'argumentaire rappelle apparemment, sur un mode simpliste, les thèses de l'école de Francfort : dénonciation de la culture populaire marchandisée et défense, a contrario, de la culture élitiste. Cette dialectique du vulgaire et du savant qui fonctionne remarquablement bien chez Adorno, ne donne ici naissance qu'à un magma assez informe et irrésolu. Alithia draine des idées de part et d'autres sans parvenir à leur conférer une quelconque consistance. Sa profession de foi débute sur un mode vieux-réac-râleur :

Que donnons-nous à lire à nos enfants sur le net où est aujourd'hui omniprésente wikipedia, puisque toujours classée dans les 1° pages Google […] Est-il possible à ces conditions, de concevoir une encyclopédie à partir du modèle de la simple addition, et + particulièrement, de l'addition d'opinions disparates ? Cela a-t-il seulement un sens ? L'addition des ignorants sans aucune contrainte de rédaction, sans obligation de décliner ses qualités ni faire preuve de compétence, sans obligation de devoir respecter les critères de scientificité et de diffusion du savoir, serait-elle donc, -on se demande par quel effet de magie- susceptible de produire un ensemble relevant du savoir ?

C'est, très intentionnellement, que j'ai disposé le nos enfants en gras. On sent ici poindre de vieilles lunes sur la corruption de la jeunesse, sur l'anarchie de la science moderne et sur la démocratie comme règne des ignorants.


Pressentant que ce type de déplorations passéistes n'allaient pas lui attirer les foules, Alithia amorce le grand écart. De la dénonciation de l'anarchie, elle passe à la dénonciation de la dictature ultra-libérale.

Au sein de tout cela, un nouveau pouvoir dictatorial qui plane, sur la culture et la met en danger, celui des petits bureaucrates (sic : c'est ainsi qu'ils se nomment) bureaucrates de wikipedia ou autres patrouilles de surveillance visant à éliminer les désaccords pour produire du consensus ou lisser les sujets

Ce gloubi-boulga assez curieux attire peu l'attention de la communauté wikipédienne. Le bistro mentionne pour la première fois le nom d'Alithia le 9 décembre. Et encore, suite à la déposition d'un message anonyme qui peut très bien avoir été écrit par Alithia elle-même. L'Observatoire échoue d'office à incarner une fonction de contre-pouvoir : faute de s'appuyer sur une déontologie suffisamment rigoureuse (l'orthographe et la syntaxe des premiers billets d'Alithia est pour le moins surprenante, surtout venant d'une supposée professeure de philosophie), il ne parvient pas à peser sur les débats internes de l'encyclopédie. L'optique d'Alithia n'est pas tant critique que manichéenne. Elle n'opère pas une « sélection » (qui est le sens originaire de la Kritein grecques : discriminer, choisir), elle mène un combat systématique. Tout ce que fait Wikipédia est forcément mauvais. Ce qu'il y a de gauche en elle (la libre contribution de chacun) relève d'un anarchisme ultra-libéral. Ce qu'il y a de droite en elle (l'organisation administrative) relève de la dictature totalitaire. Laissée libre, la fonction de contre-pouvoir est assumée par… des wikipédiens — je ne peux que renvoyer ici à la chronique de mon collègue Pierrot, censeur on ne peut plus sérieux des mœurs et des dérives wikipédiennes.

Si elle ne convainc pas les wikipédiens, la logorrhée Alithienne séduit néanmoins un large public. L'éventail des positions défendues est large : cela court de la subversion du trotskysme alter-mondialiste à la frilosité conservatrice des néo-réacs. Je ne peux pas d'ailleurs m'empêcher de me demander si Alithia croit vraiment tout ce qu'elle raconte, si ses postures ne relèvent pas d'un certain opportunisme. L'un de mes professeurs, le chercheur en communication Yves Jeanneret, remarquait que les plupart des discours publics se résument à quelques énoncés extrêmement « triviaux », qui, de par leur simplicité-même, circulent avec une grande aisance au sein de la société :

Notre culture repose sur toute une histoire enfouie de formes construites d’expression et de communication destinées principalement, non à produire des savoirs neufs (ce qu’elles font aussi, inévitablement), mais à rendre partageables, transformables les savoirs existants les plus divers.

L'antienne sur la « décadence de la jeunesse » constitue l'archétype d'une trivialité. On peut la retrouver dans la bouche de n'importe quel politicien ou figure médiatique. Elle peut habiller n'importe quel discours idéologique, venir conforter n'importe quel préjugé. Alithia joue de cette ambiguïté. Elle n'hésite pas à promouvoir des « critiques de droite » de wikipédia lorsque l'occasion se présente. Les commentaires du blog témoignent de l'habilité de cette politique d'incertitudes : les 107 commentaires du manifeste inaugural présentent autant de positions que d'auteur. Résultat des courses, le blog d'Alithia bénéficie d'une audience apparemment large, bien que jamais précisée. Un blog anti-Alithia estime assez favorablement son importance :

Je pense qu'elle a beaucoup de lecteurs, car mon blog sans intérêt et non mis à jour attire pas moins de 30 visiteurs uniques / Jour.

Il convient de faire également remarquer que l'Observatoire a longtemps figuré dans les dix premiers résultats de la requête Wikipédia, avant d'être délogé par des projets frères de wikipédia, tels que le Wiktionnaire. Tous ces recoupements permettent d'évaluer son audience de quelques dizaines à quelques centaines de milliers de visiteurs mensuels.

A cette trivialité initiale, s'ajoute une personnalisation progressive des critiques. Plutôt que d'analyser le système wiki dans son ensemble, Alithia en vient à se trouver quelques boucs émissaires, des utilisateurs bien en vus qui sont censés personnifier les tares de l'encyclopédie en ligne. Elle rédige ainsi de supposés « rencontres » avec Pabix ou David Monniaux, alors même que ceux-ci n'ont jamais voulu la rencontrer. Ou s'efforce de discréditer Anthere en alignant quelques saillies prétendument ironiques… Tout est fait pour simplifier le regard analytique, faciliter la compréhension du lecteur de base, jusqu'à ne plus ressasser que quelques leitmotivs simplistes. Comme le souligne Ruth Amossy,

Quand ils apparaissent dans le discours, c’est au destinataire de les reconstruire en les rapportant aux modèles culturels dont il est imprégné. Les stéréotypes sont en effet des « pictures in our head » (Lippmann), des images toutes faites qui circulent dans une société donnée et médiatisent notre rapport au réel.

Prenant conscience la force de frappe de son blog, Alithia tend à l'instrumentaliser. Avec le temps, Wikipédia devient un simple argument marketing, un moyen de « vendre » des considérations diverses et variées sur l'actualité politique française et internationale. Pour le plaisir du geste, je me suis livré au petit calcul suivant : sur les 50 derniers billets du blogs, 7 parlent spécifiquement de wikipédia, 8 parlent de wikipédia en lien avec l'actualité et… 35 n'en parlent pas ou presque pas. Pourtant, la matière ne manque pas. La Wikipédia francophone a été marquée par de vifs débats au cours de ce premier semestre. Rien de tout cela ne filtre sur l'Observatoire, qui se désintéresse apparemment du fonctionnement interne de l'encyclopédie. Seul l'intéresse les effets de surface : ce qui est effectivement marqué dans tel article, les positions idéologiques que défendraient effectivement tel ou tel contributeur. L'observatoire vire au réceptacle de billets d'humeurs, inconséquents, ni nuisibles ni favorables à l'encyclopédie.


Aussi l'Observatoire se finit comme il a commencé, sur un mode trivial et badin. La conclusion suivante aurait pu être énoncée dès novembre 2006 :

Celle-ci ne peut être qualifiée d'encyclopédie du savoir contemporain, ce qu'est en principe une encyclopédie. Elle n'est que le reflet de la société avec ses tares et ses défauts, ses illusions, ses croyances. Elle est marquée par une forte tendance populiste du fait de son parti-pris anti intellectuel qui permet à ses participants de se rehausser eux-mêmes, ainsi que par une incapacité de discrimination au nom de l'a priori erroné que toutes les opinions se valent et ont toutes leur place dans wikipedia, -ce qui de fait, revient à donner une prime à ce qui n'a pas sa place dans une encyclopédie : extrémismes politiques, fondamentalismes religieux, parti-pris et théories irrationnelles et toutes les formes du n'importe quoi qu'elle accueille.

En quatre ans et demi, Alithia n'a pas bougé. Elle n'a fait que conforter ce qu'elle savait par avance. Elle n'a absolument pas suivi les évolutions considérables qu'a amorcées, pour le meilleur et pour le pire, Wikipédia sur la même période. Tel quel, son Observatoire laisse poindre un certain sentiment de frustration voire de gâchis.

mardi 12 juillet 2011

Le mot hors la chose

Dans le fil de mon précédent post sur les prénoms, je me permets de ressortir ici une de mes vieilles interrogations. Elle concerne un corpus d'article stratégique : les grandes notions. C'est-à-dire tous ces entrées génériques des relations et du savoir humain : science, politique, philosophie, bonheur, amour, art, réalité… On pourrait penser que l'extrême généralité de ces sujets favorise leur développement encyclopédique : aussi bien l'importante audience de ces articles que leur rôle central dans l'architecture des connaissances humaine inciterait la communauté à les soigner aux petits oignons. Il n'en est rien. Paradoxalement, la plupart voire la totalité de ces articles sont des ébauches ou des "bons débuts" qui ne font pas vraiment honneur à Wikipédia. A quoi est-ce dû ?

Assez logiquement, l'on pourrait incriminer l'ampleur-même de ces grandes notions. Il n'est pas évident de rendre compte de l'ensemble des aspects de la science ou de l'amour. Il est encore moins évident de les synthétiser. Les diverses tentatives menées jusqu'ici pour développer ses grandes notions se sont ainsi généralement soldées par des résultats mitigés. Revenons brièvement sur la plus importante.

En 2009, l'équipe n°12 du wikiconcours de mars prévoit d'améliorer cinq "grands thèmes" : l'art, la justice, la religion, l'histoire et la science. Elle comporte plusieurs sommités éminentes : Christophe Dioux, Pseudomoi, Prosopee et, last but not the least, la présidente de Wikimédia France, Serein. Je me joins en électron libre à cette équipe de choc (en particulier sur l'article histoire). L'affaire démarre sur des chapeaux de roues, animée qu'elle est par un certain sentiment d'urgence. L'équipe présente ainsi son travail : « Articles "point d'entrée", essentiels dans toute encyclopédie, en nécessité urgente d'améliorations dans Wikipédia. »


Résultat des courses : Histoire et Justice restent à l'avancement "bon début", Art et Religion passent à l'avancement "bon", Science est proposé pour devenir "bon article". En apparence un certain succès, qui finit toutefois par se tasser. La proposition de l'article Science tourne court. D'abord enthousiastes, les avis s'interrogent bientôt sur les nombreuses impasses et raccourcis. La proposition est finalement rejetée, même si les principaux contributeurs n'y voient qu'une partie de remise : un bon article version 1.2 devrait bientôt émerger dans les mois qui suivent. Ces espérances se sont révélées vaines. Deux ans plus tard, l'article science n'a pas fondamentalement bougé. Assez problématiquement, de nombreuses interrogations demeurent quant au plan et à l'introduction de l'article. Rien n'est fixé. Les mêmes incertitudes se retrouvent, amplifiées, dans les quatre autres grands thèmes : histoire et justice restent bordéliques, art et religion sont à peine mieux lotis.

Bref, même lorsque les wikipédiens mettent le paquet, on a l'impression que les grandes notions résistent. Elles ne se laissent pas apprivoiser. Toute l'activité déployée pour les cerner et leur assigner une place ou une fondation définie finit généralement par s'étioler. J'ai tout particulièrement ressenti ce sentiment d'incomplétude lorsque je me suis mis en tête de rénover l'article politique. En avril 2009, parallèlement aux travaux de l'équipe n°12, je me suis efforcé de mettre au point un plan cohérent pour cet article très exposé. J'opte en fin de compte pour un découpage sémantique recoupant les trois principales acceptions du terme politique : une forme d'organisation de la vie humaine (le politique), une réflexion autour de cette forme d'organisation (la philosophie politique), une action déployée au sein de cette forme d'organisation (une politique, soit ce que les anglais rendent par policy). A l'intérieur de ces trois parties, je développe une approche historique et chronologique.


Que reste-t-il de ces bonnes volontés initiales ? Pas grand chose. La première partie semble s'appuyer sur un terrain relativement solide (la mise en place des institutions politiques référentielles en Mésopotamie puis en Grec) sans que son exposé ne parvienne à dépasser l'antiquité. Les deux suivantes ne sont que des ébauches bordéliques, parsemées de quelques considérations intéressantes, pas tout-à-fait à leur place ici. Cet inachèvement incite Bruno des Acacias à remettre en cause en février dernier l'optique initialement adoptée. Prenant acte de l'extrême généralité de l'article, il privilégie un tronçonnage en trois sous-articles, chacun correspondant à l'une des parties de mon plan. Je ne suis pas opposé à cette réorganisation, même si j'en discute les modalités. En fin de compte, Bruno laisse apparemment tomber toute l'affaire. Mes remarques n'ont jamais reçu de réponse de sa part.

Jusqu'à nouvel ordre, la politique reste donc dans un état médiocre, presque frustrant. Que faudrait-il faire pour redresser la barre ? Après deux ans de tergiversations, je pense avoir identifié une petite porte de sortie. Elle passe par une prise de conscience accru du caractère « sémantique » de cette notion. La politique, la science, l'amour, la justice ne désignent pas vraiment des objets en soi, mais des projections conceptuelles relativement mouvante. La notion française de politique ne renvoie pas exactement à la même chose que la notion anglaise de politics — la première inclut en effet un concept exclu dans la seconde, celui de policy. A partir d'un certain degré de généralité, l'on est tenu de « lexicaliser » le sujet encyclopédique. C'est ce que je me suis résolu de faire sur l'article réalité : plutôt que de dire « la réalité est X », je me suis efforcé de retracer la généalogie du terme, ses recompositions et ses amendements, sans prétendre l'ériger en immanence.

Cette décorrélation du mot et de la chose nous ramène à un point sensible, déjà abordé dans mon post sur les prénoms : où se situent les frontières entre Wikipédia et le Wiktionnaire ? devrons-nous à terme transférer les articles, nécessairement lexicaux, consacrés aux grandes notions sur le dictionnaire collaboratif ? ou faudra-t-il repenser les bornes de l'analyse encyclopédique, pour y inclure également celle de la conceptualité des objet analysés ? La question reste ouverte et ne pourra, à mon sens, que se poser avec plus d'acuité au cours des prochaines années.

lundi 11 juillet 2011

Les prénoms sont-ils encyclopédiques ?

La question ainsi posée risque de figurer prochainement sur l'agenda des grands débats de Wikipédia. Elle a commencé à émerger il y a deux semaines sur un article extrêmement périphérique, Božimir. Comme l'indique l'unique phrase qu'il comporte il s'agit d'un prénom masculin serbe pour le moins méconnu sous nos latitudes.


Le 24 juin, un contributeur récemment enregistré lance une procédure de suppression de l'article sous le motif qu'il n'y a « Aucun intérêt encyclopédique ; une liste de prénoms est plus appropriée ». J'interviens pour défendre l'admissibilité de l'article. Le consensus s'oriente alors vers une conservation. Il faut dire que le contributeur proposant inspirait assez peu confiance. Il s'était déjà fait remarqué en multipliant les corrections absconses et les procédure de suppression immotivées. Il est finalement identifié comme le faux-nez d'un multi-récidiviste. En conséquence, la procédure de suppression est invalidée par Matpib.


Toute cette histoire aurait pu s'arrêter là. Toutefois, le 29 juin, Hercule relance la procédure avec des arguments autrement plus sérieux. Il ne nie pas l'admissibilité de l'article, mais s'interroge sur ses perspectives de croissances encyclopédique (la probabilité qu'un universitaire quelconque ait commis un ouvrage de référence sur Božimir est proche du zéro absolu) et sur le risque que l'article ne fasse double-emploi avec un article équivalent, publié sur le Wiktionnaire qui, pour simplifier les choses, présente le prénom comme slovène. L'enjeu de cette interrogation dépasse largement le cadre de la simple procédure de suppression. Elle pourrait avoir des répercussions considérables sur l'ensemble de l'espace encyclopédique. Hercule en est conscient : « Je ne me fait aucun doute qu'il y aurait d'autres articles équivalents à supprimer. Ce n'est pas une raison pour ne pas commencer. »


Un rapide calcul permet d'évaluer à un peu plus de mille le nombre de prénoms figurant dans les diverses catégories prénoms par origine. A peu près un millième des articles de la wikipédia francophone pourrait ainsi potentiellement disparaître. Si elle était menée à son terme cette liquidation impliquerait l'ouverture d'autant de procédures de suppression, ce qui, à moins de les étaler sur plusieurs mois, risque de s'avérer ingérable. Il serait sans doute préférable de passer par une prise de décision, afin de régler collectivement le sort de ces articles.

Sur le principe, mon opinion n'a pas changé depuis deux semaines. Ce qui importe, ce n'est pas la scientificité du sujet encyclopédique (id est son taux de reprise dans des publication académique) que sa pertinence sociale et collective (son impact sur les sociétés humaines). Pour prendre un exemple souvent cité et décrié, les pokémons ont droit de cité sur Wikipédia. Même si les bêbêtes nippones n'ont par vraiment fasciné les chercheurs (en dehors d'un travail collectif un peu inégal, je n'ai pas trouvé grand chose) leur impact sur la culture populaire du premier XXIe siècle est tel, que leur admissibilité relève de l'évidence. Comme les pokémons, les prénoms serbes constituent des objets en attente d'être étudiés — dans le jargon de la recherche, on appelle ça des monstres. Leur inscription effective dans la sphère des échanges et des relations humaines leur confère d'office une portée théorique qui n'attend que d'être actualisée.

Ceci dit, un point beaucoup plus pernicieux reste à démêler : les prénoms sont-ils des mots ou des constructions sociales ? Les deux mon général. Ils renvoient certes à une forme linguistique particulière qui dispose de ses propres règles d'accord (en français on ne peut mettre un pronom au pluriel). Ils désignent également une projection symbolique de certaines structures et interactions préalables. Qu'est-ce qui fait par exemple que Enzo est l'un des prénoms les plus portés dans la France du premier XXIe siècle ? A quoi est-ce dû ? Qu'est-ce que cela veut dire ? Le champ épistémologique qui s'ouvre ici est immense mais demeure largement inexploré. Dans Le Prénom : un objet durkheimien, Olivier Gall souligne que

Les travaux de Philippe Besnard et de Guy Desplanques montrent cependant que [les choix des prénoms] n'ont rien de purement individuel, qu’agrégés par la statistiques, ils révèlent des régularités, et donc des représentations collectives produites par les actions et réactions entre les les esprits individuels qui forment la société.

Tout ceci m'incite à penser que la présence d'articles sur les prénoms est légitime sur Wikipédia. Le transfert sur Wiktionnaire risque en effet de laisser de côté toute perspective d'analyse de l'incidence sociale d'un prénom donné et de ses effets de mode. Aussi, le doublon me paraît-il préférable au repli linguistique : mieux vaut prendre le risque de se répéter plutôt que de se taire…

dimanche 10 juillet 2011

Dissertation d'histoire


Pour mon tout premier post (car je ne compte pas comme un post, ce petit billet introductif publié quelques heures plus tôt, tout juste digne de figurer dans l'anthologie du remplissage de blog), j'ai un peu envie de me livrer à un exercice apparemment assez fréquent : le décorticage en règle d'un article de Wiki. Plusieurs officines médiatiques reconnues s'y sont déjà essayé. On pourrait notamment citer le cas de Books qui, sur son wikigrill, fait périodiquement appel à de grandes plumes telles que Maurice Sartre ou René Backman. Toutefois, la perspective de ce décorticage est tout sauf wikipédienne. Elle implique une lecture uniment critique et passive, détachée de toute perspective d'amélioration de l'article (les contributeurs du Wikigrill ne commentaient pas l'article publié en ligne mais… une version imprimée). Or, ce que je vais m'efforcer ici de faire, c'est de tenir pleinement compte du dispositif de lecture actif propre à wikipédia, et plus particulièrement, de ce petit bouton « modifier » qui permet d'actualiser en quelques secondes à peine corrections et remarques.

Fort de toutes ces bonnes intentions, je vais m'appesantir sur une sorte d'ovni, un article assez peu réussi dans l'absolu, mais qui constitue pour cette raison même, un bon candidat à un premier décorticage : la Politique étrangère du Vatican. Avant mon arrivée, l'article prenait la forme suivante.



On y remarque tout de suite un souci de taille : le titre et l'intitulé de l'article ne concordent pas. On est censé lire un examen de la Politique étrangère du Vatican. Or, l'incipit nous indique : « la diplomatie du Saint-Siège est l'activité de négociation internationale de l'Église catholique romaine ». De quoi s'agit-il au juste ? De la politique étrangère du Vatican ou du Saint-Siège ? Contrairement à ce qu'on peut penser, les deux termes ne sont pas synonymes. Le Vatican désigne un État souverain tandis que le Saint-Siège qualifie une organisation supra-étatique. On ne parle clairement pas de la même chose. Mais de quoi faudrait-il parler ?

Dans Connaissance du Vatican, Paul Poupard précise :

L'originalité de la diplomatie pontificale éclate aussitôt. Alors que la juridiction de chaque État est limitée par ses frontières et que son crédit international se mesure à sa puissance, le Saint-Siège n'a pratiquement pas de territoire et ne dispose ni d'infrastructure économique ni de forces armées dignes de ce nom. L'État de la Cité du Vatican, avec ses 44 hectares, n'a été créé, nous l'avons déjà souligné, que pour assurer d'une manière évidente aux yeux de tous l'indépendance du Saint-Siège par rapport à quelque pouvoir temporel que ce soit. (p. 88)

Bref, la notion de Politique étrangère du Vatican se révèle complètement absconse. La particularité de cet État réside justement dans l'absence de toute politique étrangère. Cet important attribut régalien a été entièrement délégué à l'église catholique. Le titre de l'article ne tient ainsi pas debout. Il conviendrait de le renommer, mais après consultation de l'historique, je m'aperçois qu'il y a déjà eu plusieurs changement de titres (Relations internationales du Saint-Siège, Politique étrangère du Saint-Siège, Diplomatie du Saint-Siège). Plutôt que de prendre une décision unilatérale, je dépose une remarque en ce sens sur le portail du Vatican.

La suite de l'article réserve d'autres surprises. En particulier les titres des paragraphes et des sous-paragraphes paraissent démesurés et rédigés en un verbiage bien peu encyclopédique : Des moyens d'influence internationale puissants et efficaces, Une diplomatie très organisée et bien intégrée aux relations internationales et, le meilleur pour la fin, Une puissance morale et spirituelle mise au service des catholiques et des valeurs de l'Église à travers le monde. La consultation de l'historique permet d'identifier l'auteur de l'article : il s'agit de l'utilisateur Heureux qui comme Ulysse. Spécialisé dans la rédaction d'articles historiques, ce contributeur crée l'article en 2005 et le dote alors de la quasi-totalité de son contenu actuel. Or, en 2005, les pratiques d'écritures sur Wikipédia étaient très différentes de ce qu'elles sont aujourd'hui : très peu de conventions formelles existaient en dehors des cinq principes fondateurs (en particulier, les notes de bas de page n'avaient pas encore été introduites). Les utilisateurs disposaient d'une marge stylistique beaucoup plus large, potentiellement extra-encyclopédique. On peut ainsi supputer que Heureux qui comme Ulysse s'est attaché à écrire son article comme une dissertation d'histoire. Les longues phrases introductives qui le parsèment se retrouvent fréquemment sous la plume de professeurs d'histoires et de sciences politiques, en particulier dès lors qu'ils sont soucieux de respecter un beau style académique, doté du fameux sujet-verbe conjugué-complément.

Toutes ces longueurs n'ont rien à faire sur une encyclopédie, a fortiori en ligne, qui doit s'efforcer de viser à la synthèse, et permettre au lecteur d'apprécier en un minimum de temps, le contenu d'un paragraphe. Dans cette optique, je me permets de corriger les titres.

Un point de détail confirme notre appréhension initiale. De longs développements sont consacrés à une anecdote un peu incertaine : en 1935, Staline aurait ironisé sur la faiblesse des structures diplomatiques de l'église : « Le pape, combien de divisions ? ». S'ensuivent quelques déductions assez biaisées : « Cette citation montre toute la difficulté à saisir la nature de la puissance diplomatique du Saint-Siège. Si l’Union soviétique s’est écroulée sans utiliser ses capacités militaires, le Vatican lui est toujours là… ». Le rapport entre la phrase de Staline et l'écroulement de l'URSS paraît déjà pour le moins léger. La suite vaut son pesant de cacahuètes : « Là réside la puissance de l’Église catholique dans les relations internationales : le Saint-Siège dispose d’une puissance morale et spirituelle, et non géopolitique ». Qu'entend-on au juste par « puissance morale et spirituelle » ? Le magistère éthique dont jouirait l'église en vertu de son ancienneté et de la « légitimité » des préceptes chrétiens ? C'est vague, très vague… Et on laisse ici de côté une donnée beaucoup plus prosaïque : le pouvoir d'influence et de pression dont dispose une organisation revendiquant un peu plus d'un milliard de croyants. En attendant de trouver des références pour étayer toutes ces approximations, je me permets de les sabrer sans état d'âmes.

Conclusion de ce premier décorticage : nous sommes face à un article assez complet, couvrant assez généralement l'ensemble de son sujet (structures, modalités, visées, buts : rien n'est ignoré). Toutefois, il est pénalisé par plusieurs soucis de forme (incohérences, titres à rallonge, développements abstrus). Ils s'expliquent essentiellement par le fait que son auteur ne songeait pas tant à un écrire un article encyclopédique qu'à mettre en ligne une synthèse historique. Nous sommes ainsi amené à prendre en compte un phénomène souvent éludé : la stratification de Wikipédia. A l'instar d'un terrain archéologique, un article de Wikipédia possède plusieurs strates ou zones de contribution datées d'une période donnée, et marquées en tant que telles par des options éditoriales nettement différenciées. Une contribution de 2005 n'était pas soumise aux mêmes règles formelles qu'une contribution de 2011 ou de 2003. L'organisation de l'encyclopédie, l'étendu de son rôle social, ses outils architextuels : toutes ces données apparemment secondaires jouent un rôle décisif dans la formulation du texte inscrit. Affirmer que « Wikipédia dit ceci » n'a pas grand sens tant que l'on ne précise pas le contexte éditorial propre à ce dire.

Sur tout cela, j'aurais le plaisir d'y revenir. Mais bon, c'est déjà bien assez pour un premier post…

Un petit mot pour commencer…


Pourquoi est-ce que je m'amuse à lancer un blog à propos de Wikipédia ? Je n'en sais strictement rien. Je n'ai pas vraiment le temps de l'alimenter. J'ai sans doute des milliers de trucs plus utiles à faire (une thèse, entre autres…). Pourtant, sans que je parvienne à l'expliciter, ça me paraît actuellement l'initiative la plus naturelle du monde. Je dois sans doute avoir atteint le point de non-retour d'un cercle diablement vicieux…

Je suis sur Wikipédia depuis bientôt cinq ans. Très insidieusement, l'encyclopédie en ligne m'a amené à m'impliquer sans cesse plus avant. Je devais initialement être l'auteur d'un seul article (Franz Liszt). De fil en aiguille, j'ai commencé à contribuer dans tous les sens, à déposer mes avis et mes opinions sur tout un tas de machins folklo (PàS, bistro, PDD…). Et voilà qu'en mars dernier je suis élu membre du Comité d'arbitrage, sorte de haute cour de justice de la Wikipédia francophone.

Ça y est. C'est foutu. Je ne pourrais plus imaginer un monde sans Wikipédia. Il ne me reste plus qu'à rendre compte du monde avec Wikipédia. Cet avec sera l'objet de ce blog.