mardi 30 août 2011

Deux poids, une mesure.

Il y a deux manières de se griller dans la République des lettres. La première c'est de plagier. La seconde de défendre le plagiaire.

Le plagiaire en question s'appelle Joseph Macé-Scaron, directeur du Magazine Littéraire. Le 22 août, Acrimed révélait le goût de l'auteur pour le copier-coller. Le plus troublant dans l'affaire c'est que les passages empruntés ne l'étaient pas parfaitement. Retrouvant en cela les méthodes des cancres habiles, notre vénérable édile de la culture et des lettres maquille l'emprunt. Il change quelques mots, renverse quelques tournures, synonymise… Tel quel, le plagiat est indétectable, sauf par quelqu'un qui connaît le texte ou… qui suspecte le plagiat.

Car c'est un peu le problème qui se pose maintenant. Quiconque ment une fois met en cause sa crédibilité. Journalistes et amateurs se sont mis à consulter en profondeur la bibliographie. Ce qu'ils y ont déterré n'est guère ragoûtant : un emprunt à Arlington Park de Rachel Cursk et un autre à La Belle vie de Jay McInerney toujours dans le même Ticket d'entrée, une reprise du second Journal parisien d'Ernst Jünger dans Trébizonde ou l'oublie, une inclusion d'Ainsi parlait le hassidisme de Victor Malka dans le cavalier de la nuit… En moins d'une semaine, c'est tout un tissu d'intertextualités masquées qui est mis au jour. Il suffirait sans doute de tirer un peu plus pour en trouver d'autres (meilleur lecteur qu'écrivain, Macé-Scaron ne s'est sans doute pas privé d'aller piller certaines productions obscures ou méconnues). A ce niveau-là, le plagiat n'est plus une connerie : c'est un système éditorial, qui implique peut-être l'action transitoire de certains ghost writers (non, non, je n'utiliserais pas l'équivalent français qui, en plus d'être éthiquement limite, s'avère beaucoup moins subtil que l'expression anglaise).

Face à une affaire qui menace son statut d'homme-invité-par-les-médias, Macé-Scaron dépêche son fidèle employé et ami, Pierre Assouline. Celui-ci lui consacre une chronique dans le Monde des livres de vendredi, reprise ce week-end son blog. Elle ne va pas dans la demi-mesure. Assouline parle de lynchage, d'un homme jeté à la fureur de la meute, férocement tailladé par tout ce qui poste ou qui tweete. Toutefois, à partir du moment où il victimise Macé-Scaron, Assouline est un peu contraint de se trouver un bouc-émissaire. Il ne peut se contenter de dénoncer la vague interface qu'est le web. Il lui faut une cible. Et voilà qu'il tombe à bras raccourci sur son meilleur ennemi : Wikipédia.

Dans la brève notice biographique de Joseph Macé-Scaron sur Wikipédia, l’affaire occupe déjà quatre lignes, espace disproportionné. Gageons qu’il ne diminuera pas avant longtemps. Le mal est fait.

Meilleur ennemi : l'expression définit assez bien les relations entre Assouline et l'encyclopédie en ligne. Tout a commencé en janvier 2007 par un billet assez inquiet (vraisemblablement écrit, une fois de plus, à la demande d'un copain, François Gèze). Puis, rapidement, il décide de donner un tournant un peu plus officiel à ses opinions. Il publie quelque mois plus tard une courte brochure au titre pompeux, la Révolution Wikipédia, rédigée en partenariat avec ses étudiants de science po. Ce travail, d'une qualité toute relative, a été assez justement démonté par les wikipédiens eux-mêmes. Son chapitre inaugural propose pourtant une réflexion assez intéressante sur le plagiat à partir de Wikipédia :

Même à l’université, les étudiants aiment le copier-coller. Alors, quand on est professeur, il faut trouver des astuces. « On essaie de donner des travaux qui ne permettent pas de faire ça. Par exemple, on leur demande d’utiliser un article de presse récent. » Malgré cela, les plagiaires sévissent encore et toujours. Ils copient Wikipédia, ou bien n’importe quel site Internet, du moment qu’il traite de leur sujet. Et puis, il existe des sites sur lesquels il est possible d’acheter des devoirs clé en main. Mais pour les démasquer, pas besoin de logiciel spécial. « J’écris un morceau du travail de l’étudiant sur Google et je vois s’il y a des réponses » explique Christine.

Assouline aurait été bien inspiré de relire ce passage. Il fait assez justement état d'un processus en deux temps 1° le plagiat / 2° la lutte contre le plagiat. Soyons clair, le plagiat a toujours existé dans le système scolaire. On ne fera croire à personne que les nombreux profils d'une œuvre sont uniquement là pour aider l'élève à comprendre le bouquin qu'il lit. Il y a là une certaine hypocrisie qui profite en fait aux élèves favorisés, ceux qui ont les moyens de s'équiper de toute une littérature parascolaire. L'intérêt de Wikipédia, c'est d'égaliser ce travers, qui n'est plus l'apanage d'une minorité privilégiée, mais virtuellement accessible à quiconque dispose d'une connexion internet.

Cependant, l'accessibilité du texte original joue également en faveur de la détection du plagiat. Si il s'agit d'une copie brute, il suffit de rechercher quelques extraits sur un moteur de recherche de type google pour en retrouver la source. Si il s'agit d'une copie détournée (ce qui est le cas avec Macé-Scaron), l'on peut toujours, en cas de doute, vérifier la teneur des premières entrées liées au sujet (dont l'article wikipédia).

La recrudescence toute récente des cas de plagiats, que ce soit en France ou en Allemagne, n'est vraisemblablement pas dû à une généralisation du plagiat, mais à une sophistication des méthodes de détection. La présence d'intertextualités (soyons gentil, il s'agit d'un ministre) dans la thèse de doctorat du ministre de la défense allemand Karl Theodor Guttenberg a été mise en évidence par un organe de presse réputé, le Sueddeutsche Zeitung. Embrayant sur ces soupçons, un site créé pour l'occasion, GuttenPlagWiki a identifié la plupart des emprunts non-guillemés de cette thèse. Assez significativement, ce site adopte une infrastructure wiki — comme si ce modèle éditorial était particulièrement adapté pour lutter contre le plagiat.

Le moins qu'on puisse dire, c'est que Wikipédia ne favorise guère le copier-coller (plus connu sous le terme de Copyvio ou Violation de copyright). Sur Wikipédia.fr, la page d'aide, le copyvio pour les nuls, résume les démarches à suivre. Pour les besoins de la démonstration, on synthétisera la procédure en trois grandes étapes : 1° Apposition d'un bandeau de suspicion, 2° Identification du texte source, 3° Retrait du plagiat et purge de l'historique (autrement, le plagiat demeurerait dans les archives des contributions antérieures).

Si la page d'aide s'appesantit sur les démarches possibles des étapes 2 et 3, elle reste relativement muette sur la première. Qu'est-ce qui permet de suspecter un texte, en dehors de la simple impression de l'avoir déjà-lu ? Supposons qu'un plagiaire entreprenne de gonfler un article historique à partir d'un manuel épuisé de longue date. La probabilité qu'un contributeur lise ce plagiat avec le texte source en tête est infime. Faute de réclamation, le plagiat risque de se perpétuer ad vitam æternam.

C'est sans compter sur un indice anthropologique fondamental : la différence des styles. Contraints par les premiers et seconds principes fondateurs, les contributeurs réguliers se doivent d'adopter un style neutre, encyclopédiste, assez proche en fin de compte du degré zéro de l'écriture de l'ami Barthes. Or, ce style n'est pas si courant, même dans la littérature académique contemporaine — j'ai vu bien souvent des professeurs-intellectuels céder à un lyrisme d'assez mauvaise aloi. Le contraste entre la tonalité du plagiat et celle du reste de Wikipédia est bien souvent assez net pour susciter une suspicion première. En outre la différence des styles s'applique également au plagiaire. Un utilisateur capable, selon les jours et les situations éditoriales, de s'exprimer dans un français classique et dans un langage SMS attirera à n'en point douter l'attention générale. De fait, sur le long terme, un plagiaire a très peu de chance de s'en sortir, même lorsqu'il s'agit d'un contributeur éminent comme Maffemonde.

On a longtemps prétendu que le Web encourageait l'anarchie, le populisme, la disparition des gardes-fous scientifiques. On constate en réalité l'effet inverse. En communisant l'ensemble des savoirs existants, le Web permet d'en évaluer immédiatement l'originalité (et aussi, soit dit en passant, la qualité).

De fait, les positionnements s'inversent également. En 2007, Assouline prenait la confortable posture du professeur qui condescendait à démonter le mécanisme d'un phénomène numérique éphémère. La littérature française sur Wikipédia était inexistante : 60 pages suffisaient amplement à rendre compte de cet objet. L'important, ce n'était pas d'être exhaustif mais d'éveiller l'opinion aux dangers latents de cette organisation populiste, qui prétend faire de chacun un émetteur de savoirs.

Quatre ans plus tard, Wikipédia est toujours là. Le contenu encyclopédique reste inégal, mais les articles labélisés témoignent d'une exigence scientifique sans beaucoup d'équivalents. De son côté, Assouline doit défendre un plagiaire compulsif dont la déontologie littéraire est pour le moins sujette à caution. Il se retrouve, ipso facto, solidaire de plusieurs vandales qui, au cours des derniers jours, n'ont pas hésité à retirer les informations compromettantes de la biographie de Macé-Scaron. Parmi eux, on trouve l'éditeur du bonhomme… Après ça, c'est un peu compliqué de faire des leçons de morale à l'attention des lycéens-copieurs-de-wikipédia.

Du deux poids, deux mesures, on glisse lentement vers le deux poids, une mesure… On comprend que certains profiteurs du système antérieur aient du mal à s'y faire.

mercredi 24 août 2011

Par voie référendaire…

Allez hop. Je vais aller de ma petite voix sur LE sujet qui préoccupe la périphérie wikipédienne en ce moment : l'IFR alias l'Image Filter Referendum. Moyg prouve par a+b que le filtre d'image répond à un réel besoin. Inversement, n.survol.fr prouve par c+d qu'il s'agit d'une censure en puissance. Ces argumentations contradictoires résument l'essentiel du débat. Que pourrais-je dire de plus ? Pas grand chose, si ce n'est un petit point qui me titille. Il ne tient pas tant au sujet qu'à manière de faire.

Pourquoi un référendum ? Stricto sensu, il s'agit d'une des formes les moins élaborées de consultation. On ne collecte que des opinions à l'état brut, sans aucune perspective d'argumentation et de contre-argumentation. Tout le contraire de ce sur quoi Wikipédia s'est construite et que je résumais en ces termes dans un autre post :

A la différence de ce qu'on peut voir dans nos États dits développés, les wikipédiens ne sont pas invités périodiquement à répondre par oui ou par non ou à choisir tel gusse ou tel gusse mais à argumenter et ré-argumenter sans cesse. Contrairement à ce qu'on peut croire, les pages de discussions sont souvent bien plus cruciales que les pages de vote : là se décident les dispositions, là émergent les arguments aptes à altérer le cours d'un scrutin.

Or, loin du principe un peu dialectique d'une discussion continue, le référendum se contente de prendre note de l'existant. On constate des opinions a priori — point final.

Certes, mais a-t-on vraiment à faire à un référendum ? Le vocabulaire employé (votes, éligibilité, référendum, décompte…) le laisse entendre. Nous aurions affaire à un scrutin, comparable en cela aux Prises de décision de la Wikipédia francophone : la proposition qui reçoit la majorité des voix l'emporte. Et pourtant, les objectifs qui lui sont assignés renvoient à tout autre chose :

to gather more input in to the development and usage of an opt-in personal image hiding feature, which will allow readers to voluntarily screen particular types of images strictly for their own accounts / pour recevoir le plus grand nombre possible de suggestions sur le développement et l’usage d’un dispositif qui laisserait les lecteurs cacher certains types d’images

De quoi s'agit-il ? D'une discussion sur la modalité d'une décision déjà prise en amont. Or la procédure mise en place ne correspond pas du tout à cet objectif. Le vote est caché et automatisé ; les motivations ne sont qu'optionnelles. En outre, la proposition-cadre (l'introduction ou non d'un image filter) est elle-même mise en cause. Pourtant, son adoption paraît être un prérequis indispensable pour que la discussion fonctionne. Concrètement, on demande l'avis de la communauté sur des points subsidiaires (tels que Il est important que les gens puissent rapporter ou tagger des images qui leur semblent controversées, lorsqu’elles n’ont pas été catégorisées comme telles) alors que la question principale, dont tout découle, n'est pas vraiment tranchée.

Cette indétermination entre recueil d'opinions et vote effectif entraîne par ricochet toute une série de brouillages. Destinée à affiner un peu la mécanique du tout ou rien, l'échelle de choix allant de 0 (rejet) à 10 (acceptation) peut-être comprise d'au moins deux manières.

Plutôt que d'indiquer sa position exacte, le votant peut être tenté d'adopter une position extrémiste afin de renforcer l'efficacité du vote. Précisons un peu cette dérive. Si je suis plutôt pour le principe de l'introduction d'un procès d'Image Filter, je devrais en toute logique placer mon curseur sur 7. Seulement, je me rends compte que je ne fais pas que renseigner mon opinion : j'agis, j'influence la décision commune. L'information que je donne est aussi une action. Or, quitte à choisir, je préfère que la Fondation Wikimédia développe cette fonction d'abuse filter. Pour garantir la pérennité de mon choix, j'opte pour l'extrême, 10. La spéculation sur le résultat final altère le résultat final. Tout va se jouer dans l'équilibre entre le 0 et le 10. On en revient au tout ou rien.

A ceci près que certains jouent le jeu (peut-être par ce qu'ils se pensent plus consultants que votants). Plutôt que de spéculer ils indiquent scrupuleusement leur position. Un sondage (je dis ce que je pense) se superpose ainsi à un plébiscite (j'agis pour que ce que le résultat le plus proche que ce que je pense se réalise), sans que l'on puisse démêler l'un et l'autre. A moins d'être clair, le résultat court le risque d'être contesté.

Plutôt que de passer par le haut, il aurait été peut-être plus approprié de laisser chaque communauté juger de ce problème selon ses besoins propres. Du fait de sa large exposition à des publics de cultures différentes, la wikipédia anglophone me paraît plus sensible à cette question des images. Inversement, la wikipédia francophone est assez peu touchée par ce phénomène, qui n'a été que rarement évoquée dans les instances communautaires (bistro, BA…) avant le lancement de ce référendum.

Ce principe de subsidiarité a déjà été mis en œuvre, d'ailleurs pas plus tard que le mois dernier. En juillet, wikipedia.en a implanté ses boîtes d'évaluations, un outil qui a été accueilli plutôt froidement côté fr. Mais bon, s'il fait ses preuves, il ne sera jamais trop tard pour suivre le mouvement.

vendredi 19 août 2011

Déménagement…

Ça faisait déjà quelques jours que j'y songeais. Un événement imprévu m'incite à sauter le pas plus tôt que prévu : le wiki-roman-feuilleton déménage définitivement sur exfictions, mon second blog consacré spécifiquement au roman-feuilleton en ligne.

Progressivement ma petite fiction périodique est devenue plus roman-feuilleton que wiki. Les premiers épisodes, longs et développés comme des articles encyclopédiques, ont laissé place à des feuilletons plus courts et plus fréquents, moins textuels et plus factuels. La structure de mon public a également changé. Des communautés littéraires se sont intéressé à mes expérimentations. Tout ceci contribue à diluer dangereusement l'identité wikipédienne de wikitrekk.

A ce stade, le déménagement devenait inévitable. Je me vois un peu contraint de le précipiter suite à l'inclusion de mon blog sur Wikimédia Planet. Cet agrégateur mis au point par la fondation wikimédia propose une sorte de contrat implicite : l'assurance d'une bonne visibilité contre la garantie que la grande majorité des billets tourne autour des projets wikimédiens. Or, tant que le wiki-roman-feuilleton reste ici, cette garantie n'est pas avérée.

Toutefois, je me réserve la possibilité de republier ici certains épisodes, dès lors qu'ils concernent directement wikipédia (car il y en aura).

jeudi 18 août 2011

La Science-fiction ou le salut par les mots

Ce billet a premièrement paru sur mon autre blog, exfictions. Vu qu'il intéresse un peu la communauté wikipédienne, je le reproduis ici avec un petit temps d'écart.

Publié depuis un peu moins de deux semaines, mon wiki-roman-feuilleton a failli faire son entrée dans le wiktionnaire. Mardi soir, ArseniureDeGallium me contactait en ces termes sur Wikipédia :

Bonjour. La lecture de ton blog m'a amené à compléter la page conversant sur le Wiktionnaire. Il semble que tu utilises ce mot pour désigner une machine (je n'ai pas tout lu, désolé). Est-ce toi qui a inventé ce sens, ou cela a-t-il été utilisé par d'autres (traducteurs) en SF ? Parce que si oui, il faut l'ajouter à l'article. Je n'ai aucune réticence à citer ton blog pour justifier le sens d'un mot, mais nos critères d'acceptation se résument en « n'est pas utilisé seulement par son créateur », alors... PS : d'ailleurs la citation est déjà prête et formatée sur wikt:Discussion:conversant.

Ce message est aussi flatteur qu'inattendu. Les voies de la réception littéraire sont impénétrables. Jamais je n'aurais pensé que mon petit feuilleton n'aurait une incidence sur le wiktionnaire (et donc par ricochet sur la langue française parlée).

Jusqu'au 16 août, la page conversant ne comprenait que deux acceptions : 1° le participe présent de converser / 2° l'adjectif anglais généralement traduit par expérimenté. Le passage d'ArseniureDeGallium entraîne deux adjonctions, l'une actuelle, l'autre potentielle. Il dépose tout d'abord sur la page un emploi sociologico-linguistique du terme : personne qui mène la conversation. Il s'agit assez probablement d'un héritage de la linguistique structurale qui, avide de néologisme et de vocabulaires techniques, nous a déjà légué quantité de joyeusetés : allocuteur, allocutaire, actantiel etc.

Parallèlement, il indique en page de discussion un autre sens possible qui est le mien. Le conversant qui apparaît dès le premier épisode de mon feuilleton est un néologisme. J'en ai donné une de définition assez lâche dans mon [http://wikitrekk.blogspot.com/p/resume-du-wiki-roman-feuilleton.html résumé] : « sorte de robot doué de parole (et d'un certain sens de la répartie ». Plus spécifiquement, le conversant se distinguerait des robots traditionnels en ce qu'il n'agit pas mais ne fait que parler. En identifiant l'intonation de son interlocuteur, il définit statistiquement la réponse adaptée à son discours.

A l'appui de cet autre sens possible, on trouve un extrait du 2d épisode du wiki-roman-feuilleton :


La citation reste en attente de validation, mais elle est présentée avec tous les attributs de la scientificité : auteur-titre-date. Lorsqu'il m'arrive de rédiger des travaux académiques autour de productions numériques je ne procède pas autrement. Cet appareillage lexicologique m'incite à regarder mon texte tout autrement. Je n'y lis plus seulement ce que j'avais écrit — à savoir un simple chaînon narratif et descriptif. Je découvre une « citation », un morceau de texte détaché de son contexte et venu appuyer tout autre chose qu'une histoire : une acception lexicale, l'indice d'une réalité sémantique. En quelque sorte, mon écrit m'échappe. Il vient servir des objectifs que je n'avais absolument pas prévu. Il se dictionnarise et me revient complètement changé.

Cette dictionnarisation est, pour n'importe quel écrivain, un honneur recherché : c'est la marque d'une intronisation, d'une pénétration dans le langage de tous les jours. Né sur une feuille de papier ou un écran numérique, le néologisme devient parlé. Certains auteurs, comme Soljenitsyne, se font même une spécialité d'accumuler les néologisme.

L'écrivain tout court se satisfait de cette modeste participation à l'enrichissement de sa langue. L'écrivain de science fiction en tire lui une jouissance presque démesurée. En témoigne, cette très narcissique considération d'Isaac Asimov :

En utilisant le terme « robotique » pour décrire l'étude des robots, j'avait créé sans le savoir un nouveau terme […] Le mot est maintenant dans le langage courant. Des journaux et des livres s'en servent dans leurs titres, et l'on se souvient que j'en suis l'inventeur. Et n'allez pas croire que je n'en tire pas une fierté légitime : les gens qui ont créé un vocabulaire scientifique usité ne sont pas légion, et bien qu'ayant agi inconsciemment, je n'ai aucune intention de laisser sombrer dans l'oubli cette anecdote [Préface in Le grand Livre des robots, I, Omnibus, p. 12]

On pourrait se demander d'où vient cette fierté légitime. Une entrée dans le dictionnaire c'est bien, mais il y a tout de même des choses plus importantes dans la vie, qu'elle soit littéraire ou non. J'expliciterais volontiers cette fixation en des termes sociaux-psychologiques.

Comme tout vulgarisateur, l'écrivain de science-fiction intériorise généralement un complexe d'infériorité par rapport à la communauté scientifique. Il ne fait pas partie de ceux qui agissent. Il est confiné à la périphérie, dans le no man's land qui sépare l'initié du non-initié. Il n'a que ses mots à disposition. Son seul capital est lexical. Il ne va pas se priver d'en user.

Dans le cas d'Asimov, cette revanche par le dictionnaire est patente. Scientifique médiocre, il peine à mener ses études de chimie à son terme. Au cours de l'année 1942 — celle-là même où il invente le terme « robotique » — il use ses chaussures dans les couloirs d'université pour pouvoir entreprendre un PhD. Achevée en 1948, sa thèse sur la « cinématique de la réaction d'inactivation de la tyrosinase pendant sa catalyse de l'oxydation aérobique du catéchol » manque de peu d'être invalidée pendant la soutenance. Peu de temps avant, il en avait conçu une parodie bouffonne, « Les propriétés endochroniques de la thiotimoline resublimée », qui est malencontreusement publiée sous sa vrai nom. Par chance, le jury avait de l'humour. Asimov devint docteur malgré tout… Il commence à enseigner à l'Université de Boston l'année suivante. En dépit de son intérêt pour la pédagogie scientifique, il ne se passionne pas vraiment pour son travail. Dès lors qu'il a la possibilité de vivre de sa plume, il quitte le monde universitaire sans regret. L'année de son départ, il pousse même le vice jusqu'à rédiger un polar qui, se passant dans un college feutré, s'ouvre sur le meurtre d'un étudiant. Toute ressemblance avec les intentions réelles de l'auteur n'étant que pure coïncidence…

Pour autant, cette motivation psychologique (une vengeance à la Monte Cristo) paraît un peu simpliste. Tous les écrivains de SF ne sont pas des scientifiques ratés, en quête d'une légitimité seconde. Il convient également de considérer un motif beaucoup plus rationnel : la crédibilité d'un texte de science-fiction réside dans sa capacité à inventer un futur vraisemblable et familier.

La postérité de l'œuvre en dépend. La pièce de théâtre de Karel Čapek a gagné un passe-port pour l'éternité en inventant le terme de robot, alors qu'elle n'aborde que superficiellement les conséquences de l'irruption d'un être artificiel dans la société humaine (on se cantonne à une métaphore de la lutte des classes). Paradoxalement, l'Ève future de Villiers-de-l'Isle-Adam écrite 40 ans plus tôt, traite avec bien plus de profondeur la question robotique et ses implications éthiques. Mais bon, la créature qu'Edison offrait au French Lover inconsolé n'avait pas vraiment de nom… Juste un prénom : Ève.

Juste histoire de conclure, je me dois d'ajouter que mon conversant restera la page de discussion de l'article du Wiktionnaire jusqu'à nouvel ordre. Les critères d'admissibilité du wiktionnaire implique qu'un néologisme ne puisse être accepté que s'il n'est pas uniquement utilisé par son créateur. Ce qui n'est actuellement pas le cas. Mais bon, rien ne m'empêche de penser qu'un écrivain de SF voire un scientifique [et voilà que je reproduis le complexe d'infériorité] aille le picorer dans mon feuilleton.

wiki-roman-feuilleton (15/60)

ABCD… ABCD… Abécédaire ? Hmm… Ça ne me dit rien du tout.

Guido Colón était soucieux. Une crevasse perlait sur sa joue gauche. Cherchant un éxutoire au stress, ses dents tiraillaient un bout de chair intra-buccal. Perdu dans le vide, son regard fixait Ramaad par intermittence.

— Tu as pensé à regarder sur les encyclopédies ?
— J'ai fiché tous les articles correspondants à cette identité. Il y en un peu moins d'une centaine.
— Et alors ?
— Rien qui vaille la peine. Des associations d'amateurs dans la plupart des cas, trois maisons d'édition de manuels de lecture, plusieurs groupes de recherche en communication et en linguistique. Je suis même tombé sur le pseudo d'un écrivain spécialisé dans la rédaction de novellettes érotiques impliquant des extraterrestres. Du menu fretin. Tout ce monde là n'aurait pas les moyens de débaucher et de former un agent double au sein de la Fondation.
— Je peux voir…

Ramaad lui tendit une feuille écran épaisse d'un demi-centimètre. Elle n'était pas trop facile à manipuler. Sa mémoire assez étendue permettait de consigner un grand nombre de données. La liste commençait comme suit :


— Et dans les articles supprimés ? Les articles privés ?
— Tu penses bien que je n'ai pas cantonné mon audit à l'espace principal. J'ai tout pris en compte. L'ABCD d'Elika, si elle existe, s'est bien cachée. À moins qu'il ne s'agisse d'un nom de code. Si c'est le cas, on ne la trouvera jamais.
— On peut poursuivre la filature.
— Possible. Mais je suis un peu dubitatif. Elikia est un type très secret et très prudent. Il a été formé par la dissidence Bandangunaise. Maintenant qu'il pense avoir été surpris, il va redoubler d'attention. Faudra y aller en douceur. Ça va prendre du temps. La Fondation n'aura peut-être pas la patience.
— Effectivement. Il n'y a pas vraiment d'autres solutions. J'ai peut-être une dernière carte à jouer. Mais ce n'est pas à côté. Et ça ne marchera pas forcément.

Ramaad s'entendit répondre « pourquoi pas ». Deux heures plus tard il se retrouvaient dans le TTGV du sud-ouest-ouest. À moins d'un retard, ils seraient à Genève en 57 minutes.

mercredi 17 août 2011

wiki-roman-feuilleton (14/60)

Ramaad avait l'esprit tranquille. Les minutes lui filaient entre les doigts. Maladroitement posé sur un sol instable, son corps ne se rebellait pas. Le sang coulait sûrement entre ses veines engourdies. Les courbatures n'entravaient rien. En fait, elles le maintenaient alerte et éveillé.

Il avait Elikia dans le viseur. Elikia débattant péniblement avec un locuteur invisible. Se tortillant par intermittence. Incarnant burlesquement la conviction qui manquait à son discours. Contrairement à l'effet recherché, le champ de silence dévoilait sa situation : c'était un homme aux abois. Il frétillait comme un gardon pour se dépêtrer d'un filet de conneries qu'il avait lui-même tissé.

Au bon d'un certain temps, son attention quitta Elikia. Il avait remué ses traits dans tous les sens. Il ne pourrait rien en attendre de plus. Il s'affala sur la poussière, releva la tête et s'ouvrit aux bruits du dehors. Un type martelait des percussions avec une maestria indéniable. Des noctambules (il était plus de 22h00) allaient et venaient plus ou moins gaiement. Quelque fois des milices motorisées sillonnaient le quartier :



Cric-crouc. Elikia avait bougé. La main posée sur sa ceinture, il venait d'interrompre le champ de silence. Il se relevait, restait accroupi, saisissait une petite malette, s'apprêtait à partir, puis se rasseyait. Comme par acquis de conscience, il tenait à vérifier quelque chose. Ramaad entendit le froissement significatif d'une feuille de papier — significatif car on l'entendait rarement en dehors de certaines circonstances officielles. Les feuilles-écrans étaient tellement plus pratiques. De loin, il parvint à discerner l'image d'une lettre manuscrite : déliés, contrastes hésitants, formes aléatoires…


Ça n'allait pas plus loin que l'image. De son poste d'observation il ne pouvait rien comprendre, hormis une brève mention introductive : ABCD. Il se rapprocha. Elikia flaira un sale coup. Il se retourna, ne vit personne, mais se sentit néanmoins en insécurité. Il remballa prestement ses affaires et prit le chemin du retour.

Ramaad le suivait avec une certaine distance. Il murmurait :

ABCD… ABCD…

wiki-roman-feuilleton (13/60)

La pièce était grande et inondée de jour. Une grille tenait lieu de plafond. Elle donnait sur l'extérieur. Des gens marchaient dessus sans se soucier de ce qui pouvait se passer en-dessous. On les entendaient parler. Ramaad attrapa plusieurs mots émanant d'autant de voix différentes :

Café… Situation… Je veux bien mais… Tu sais… Je n'aime pas ça… Des soldes aux… Mon conversant ne… Rien à y faire…

Il s'avança précautionneusement. Il manqua pourtant d'écraser un dos : celui d'Elikia. Assis sur un roc, recroquevillé sur ses genoux, celui-ci n'avait pas entendu Ramaad venir. Il avait l'air occupé. Il parlait tout seul. Aucun mot ne sortait.

Ramaad comprit rapidement qu'il était, lui aussi, équipé d'un champ de silence. Il ne pouvait l'entendre mais lui, non plus, ne pouvait l'entendre. Elikia était prisonnier de sa sécurité. En brouillant les écoutes il se privait lui-même de sa capacité d'écouter.

Ramaad se retira. Le champ de silence n'allait pas durer éternellement. Elikia se relèverait. Peut-être qu'en se relevant, il entamerait de brefs monologues. Les espions et d'une manière générale les gens qui ont quelque chose à cacher ont une facheuse tendance à parler tout seul. Faute de pouvoir faire confiance à quiconque, ils se rabattent sur leur propre personne.

Ramaad comptait bien exploiter cette faille. En attendant, il se posta en hauteur, à la surface d'une espèce de colonne bien amochée. Ses cheveux touchaient la grille. De temps à autre il passait ses doigts entre les barreaux.


L'air frais lui faisait du bien. Il pourrait tenir longtemps — tant que dure la conversation silencieuse d'Elikia.

mardi 16 août 2011

wiki-roman-feuilleton (12/60)

Le rebord n'était pas long. Ramaad eut tôt fait d'en faire le tour. Il ne remarqua rien. Il fureta encore un peu. Puis, le sol trembla : le métro arrivait en station ; les portes crissèrent ; il était temps de déguerpir. Ramaad se releva et s'achemina rapidement vers le quai. Il fut soudain traversé d'une sensation bizarre : ses pieds traversaient le mur. Jusqu'ici à moitié suspendus dans le vide, ses talons reposaient entièrement sur la terre ferme. Ses orteils s'enfonçaient dans une paroie évidée. Il se baissa en s'accrochant à toutes les sinuosités qui lui tombaient sous la main.

Il constata l'existente d'une excavation haute de 60 centimètres et large d'un mètre. Avec un peu d'acrobatie, un corps humain pouvait s'y glisser sans peine. Il se recroquevilla. Sa tête passait et le reste suivait.

Entre-temps, le métro s'était mis en mouvement. Les parois de l'avant commençaient à frôler ses chaussures. La rame accélérait exponentiellement : 3, 15, 40, 90 kmh.


Il s'abrita à temps. Il s'en était fallu de peu que le pied gauche ne fût happé par cette puissante dynamique adhésive. Dans le meilleur des cas, Ramaad lui aurait dit so-long et aurait consolé sa cheville orpheline pendant le restant de ses jours. Dans le pire, toute sa personne aurait valdingué en petits morceaux dans le kilomètre séparant les Filles du calvaire de République.

Encore frissonnant de ces deux expectatives, il s'abîma dans le mur. Il trouva ce qu'il pensait trouver : la station fantôme. Après l'éboulement de 2017, la station des Filles du Calvaire ne fut pas reconstruite exactement au même endroit. Le sol ayant prouvé son inaptitude à abriter des cavités trop large, on la transporta un peu en amont. L'ancienne station, désaffectée et fermée au public, restait néanmoins accessible par le biais de ce rebord et de cette excavation.

Ramaad ne voyait goutte. Pour ne pas se perdre, il avançait la main collée au mur. Un autre métro passa. Son vif éclairage dévoila l'architecture des lieux : à droite, deux galeries ; à gauche, une galerie et un escalier.


Attiré par la surface, il prit l'escalier. Ce devait être un escalator depuis longtemps hors d'usage. Enseveli sous les gravats et les moisissures, il faisait l'effet d'un étroit escadrin d'église. Il menait effectivement à la lumière.

wiki-roman-feuilleton (11/60)

Ramaad avait l'impression de connaître les lieux. Il n'était jamais descendu à cette station — enfin, du moins, il le croyait. En dehors de son RER H quotidien, il prenait rarement les transports quotidiens. Paris n'était pas si grand (surtout depuis le détachement de zones sinistrées comme le Lieu-dit de Monceau). Un bon marcheur pouvait se rendre n'importe où en un peu moins d'une heure. Il n'avait aucune raison d'emprunter cette satanée ligne 8 plutôt que la surface. A fortiori dans un quartier aussi chic que le Marais, où il faisait bon traîner.

Pourtant, cette expression, « Station Filles du calvaire », lui disait quelque chose. Il l'avait beaucoup entendue à une époque. Les gens en parlaient. Les informations y revenaient sans cesse. Avec des images… Comment étaient-elles ces images ? Un peu comme des sous-sols miniers peut-être.

En croisant les réminiscences, il parvint à identifier l'événement. Cela devait se passer en 2017 ou 2018. Le plafond d'une station était tombé. Beaucoup de victimes. Il creusa plus amont dans sa mémoire et en sortit une image :


Il avait moins de cinq ans lors de la publication de cet article. Il n'aurait pu le mémoriser. Heureusement, son père, un maniaque de l'info, imprimait tout ce qui pouvait passer d'intéressant. Puis il laissait traîner ces imprimés un peu partout. Ramaad avait pu visualiser souvent cette une de Rue89 au cours de son enfance.

Il s'assit sur un banc et réfléchit. Deux métros passèrent. Juste après le passage du deuxième, tout s'éclaira. Il marcha jusqu'à la tête de station. Le quai ne s'arrêtait pas là. Un léger rebord permettait de poursuivre plus loin. Il posa un pied, puis l'autre. Il glissa doucement vers l'inconnu.

lundi 15 août 2011

wiki-roman-feuilleton (10/60)

Ramaad avait omis un détail essentiel. Il n'y a qu'une sortie à la station Filles du Calvaire côté Balard. Et cette sortie est située à l'arrière du train. Il ne pouvait pas quitter le métro sans qu'Elikia s'en aperçoive. Il lui faudrait jouer serré : attendre qu'il passe avant de sauter de wagon. En espérant que le train ne parte pas trop tôt.

« Fi-Fille du Calvaire »

Comme par un fait exprès, l'annonce vocale bégayait. Cette ligne est vraiment ridicule, pensait-il. Je ne comprends pas pourquoi on s'acharne à la laisser croupir. Tout ça pour plaire aux troupeaux de touristes chinois ou indonésiens. Comme ce couple-là, juste à côté de moi. Probablement originaire de Jakarta. Ils ont pas honte de s'afficher comme ça avec leur graisse, leurs fringues grand siècle et leurs toureiffels en peluche dans le métro parisien.

Ramaad ravala ses sarcasmes. Elikia s'était levé. Il n'était plus temps de monologuer. Il écarta vivement le couple et, se frayant un chemin entre les sièges, les bagages et les voyageurs il ouvrit la première porte du wagon. Il se carra sur le côté et observa le défilé des voyageurs.

Il n'y avait pas grand monde : deux couples, cinq individus seuls tous sexes confondus. Et ce fut tout. Pas d'Elikia. Le métro sonnait. Ramaad ne pouvait pas se permettre d'abandonner la filature. Quitte à prendre le risque de se découvrir, il fallait aller jusqu'au bout. Il se glissa entre les deux portes bientôt closes. Il se retrouva sur le quai. Seul.


Elikia était parti sans que l'on sache par où. Ramaad avait raté son coup. Il avait peut-être réussi beaucoup mieux. Ce type devait être un peu weird pour prendre la peine de disparaître. Il l'avait perdu de vue mais il le reverrait demain. On voyait se dessiner l'ébauche d'une piste. Guido serait content.

A tout hasard, il longea le quai côté départ.

wiki-roman-feuilleton (9/60)

« Chemin vert »

L'annonce vocale paraissait être le fait d'un conversant. Pour un peu, Ramaad aurait élevé la voix afin de la corriger. La terminaison -in de Chemin avait été prononcée à l'ancienne. Or, depuis une vingtaine d'années, la phonologie des nasales françaises avait beaucoup évolué. Sous l'influence conjointe de l'arabe et de l'anglais, le ɛ̃ s'était chargé d'une pulsion consonnante, sorte de léger -nm' qui abrégait le son prolongé comme un coup de fouet : Chemin——nm' vert.

Sur le point de parler, Ramaad se souvint de l'archaïsme proverbial de la ligne 8 : elle demeurait muséifiée, inchangée depuis le début du siècle. Peut-être ses administrateurs espéraient séduire, par leur inaction, les nombreux touristes à l'affût d'un succédanné au voyage dans le temps.

Donc, pas de conversant. Juste une voix enregistrée, incapable de se corriger d'elle-même. S'ensuivait un autre son, tout aussi daté que le précédent : le crissement de portes visiblement conçues antérieurement à l'invention de l'ouverture instantanée par pression hydraulique. La béance ainsi formée dévoilait la vue suivante :


— Bonne chance pour ton date. Tu me diras demain.
— OK.

Ramaad abrégea les salutations. Il était pressé de sortir car il était aussi pressé de rentrer. Il attendit aussi longtemps qu'il put. Le métro était sur le point de partir. Il s'engouffra dans le quatrième wagon.

Pendant le trajet qui séparait Chemin vert de Froissart, il observa discrètement Elikia. Par intermittence, celui-ci soulevait amplement ses bras, comme pour donner plus de poids à un discours. Il parlait à quelqu'un. Peut-être à distance. Peut-être à proximité — le type assis juste en face de lui avait l'air de l'écouter. Ramaad se serait bien approché. Il ne pouvait avancer sans se découvrir. Il resta coincé entre les deux moitiés d'un couple assez corpulent. Les pieds plaqués au sol, il était prêt à bondir lorsque le conversant — non, la voix enregistrée — égrenerait ces trois mots : Filles du calvaire.

dimanche 14 août 2011

Le web-roman-feuilleton, présent et futur…

Il y a une dizaine de jours, je publiais le premier épisode de mon wiki-roman-feuilleton. Je lançais cette entreprise éditoriale en somnambule : sans avoir vraiment conscience de ce que je faisais, je le faisais. Je me fixais toute une série d’objectifs arbitraires (écrire 60 billets autour de Wikipédia, à raison de près d’un billet par jour). Mes motivations m’étaient assez occultes. Je les perçois mieux aujourd’hui.

Je souhaitais dynamiser mon activité littéraire. Je suis, dirait-on, un écrivain de chambre. J’ai accumulé les projets romanesques depuis une huitaine d’années, certains assez avancés, d’autres réduits à quelques lignes abstraites. Aucun n’a jamais abouti. Je n’ai eu le temps de les alimenter que pendant les périodes extrascolaires. Or, de 14 à 22 ans, l’on ne cesse changer d’optique, brûlant une année ce que l’on avait adoré au cours de la précédente, découvrant sans cesse de nouveaux champs d’expériences, de nouveaux styles. Une fuite en avant, certainement stimulante mais peu productive. Je me retrouve aujourd’hui avec un large stock de textes dont, pour la plupart, je n’ai jamais été que le seul lecteur.

La publication régulière permet de limiter cette dérivée. Je ne suis plus seul. Je dois tenir compte des attentes d’un lectorat en formation. Cette spéculation génère des obligations : je ne peux prendre le risque de trop détourner le roman de ses intentions initiales. En outre, un rythme de publication quotidien amoindrit la tentation de la procrastination. Je ne peux remettre l’écriture de mon millier de mots journalier. Je dois m’y mettre maintenant, sans attendre un hypothétique temps de grâce. Je fais l’excellent apprentissage d’une écriture banale, fonctionnariale.

Je ne le découvre qu’aujourd’hui, mais le web-roman n’est pas né d’hier. Il est apparu dès qu’il est devenu possible — soit, dès que des infrastructures adaptées permirent à n’importe quel quidam de publier n’importe quel texte à l’attention de n’importe qui. A la fin des années 1980, une Electronic Literature commence à se manifester. Soit une littérature destinée à être lue exclusivement sur un ordinateur. En 1987, Michael Joyce dote cette littérature très théorique de ses lettres de noblesse avec Afternoon, a Story chef-d'œuvre incontesté, quoique plutôt solitaire. De l’Electronic Literature à la Web Literature la conversion est relativement aisée. On voit ainsi émerger les premières Web Fiction à la toute-fin des années 1990

Peut-être sous influence anglo-saxonne, le genre a connu une certaine fortune au Québec. On y trouve notamment une production très bien faite qui possède déjà son petit parfum de classique, Mille Vies de Denis Vézina. Financé par les bibliothèque publiques de Montréal, ce web-roman-feuilleton a rencontré un certain succès — preuve s’il en est que le dispositif fonctionne. En dépit de ce précédent francophone significatif, la France peine à s’y mettre. On sent néanmoins comme un frémissement depuis la fin de l’année dernière.

Dans l’ensemble, les webromans restent très stéréotypés. Ils ne prennent pas acte de la spécificité du cadre éditorial. Ils se contentent d’importer tels quels des styles, des genres et des dispositions textuelles purement littéraires — un peu à la manière du cinéma académique des années 1900 qui, sur le modèle de L'Assassinat du duc de Guise, se cantonnait au théâtre filmé.

On trouve un archétype de cette importation sur une  websérie morte-née. Le premier épisode propose une description assez épaisse d’une planète entièrement gelée. La simple vision de l’image du texte tend à décourager le lecteur. Ces larges blocs de mots, ce mouvement narratif assez lent voire contemplatif — toutes sortes de choses qui paraissent acceptables sur une feuille de papier, mais désagréables sur un écran lumineux :



Par-delà son image, le texte possède une originalité toute relative. Il se résume à une série d’emprunts aux recettes courantes de l’heroic fantasy et du roman d’aventures. Ce n’est pas l’exemple le plus banal. ARCA va jusqu’à diffuser les épisodes hors-internet (apparemment par voie de mail). Le pitch narratif est une resucée vaguement fatiguée du roman-d’aventure-historique-cabbalistique-complot-mondial. Une autre initiative, mise au point par un deux normaliens, ne semble guère plus emballante. Il s’agit d’un roman policier placé à l’époque d’Henri IV. Je n’ai pas pu juger sur pièce : l’url du site renvoie vers tout autre chose, ce qui laisse à entendre que l’entreprise n’a pas dû aller bien loin.

Paradoxalement, les webromans les plus audacieux sont également ceux qui assument explicitement une identité littéraire. Tout dans Mille Vies rappelle le livre : on tourne des pages, les chapitres correspondent à des marques-pages, le fond du site présente l’équivalent visuel d’un bureau. Néanmoins, l’auteur ne se prive d’utiliser les ressources propres aux numériques : liens hypertextes, possibilité d’envoyer ses suggestions à l’auteur etc. Deux autres publications — beaucoup moins connues même si elles gagneraient à l’être — font également preuve de cette prudence expérimentale.

Le Mensékhar d’Eloïs Lom est un roman de science fiction, écrit en 1996 et jamais édité faute d’avoir trouvé preneur. Il repose pourtant sur un postulat assez intrigant : utiliser les procédés narratifs de la mythologie grecque dans le cadre d’un Space opera. La littérature SF a certes déjà fait un usage abondant des noms et récits de cette mythologie (il suffit de consulter la liste des œuvres de Dan Simmons pour s’en persuader). A ma connaissance, cet emprunt ne va jamais jusqu’à la restitution telle quelle de ses schémas structurels. C’est pourtant ce que fait le Mensékhar en modelant son développement sur celui d’une tragédie athénienne : tous les personnages vivent dans l’attente d’une apocalypse prévue dès les premiers épisodes. Afin d’étayer ce postulat intertextuel, Eloïs Lom tire partie des interactions possibles entre une multitude de textes : commentaires, notes de lecture, épisodes romanesques, articles encyclopédiques… Ce qu’il met en scène ce n’est pas un roman, mais plutôt l’atelier d’un roman : tous les conseils, les indications, les inspirations qui nourrissent l’activité de réécriture d’une œuvre vielle de quinze ans.

La Chambre floue d’Eric Méfret joue a contrario la carte de la diversification sensorielle. Le site publie en feuilleton un romans épuisé et jamais réédité de l’auteur, Neuronnex, sorte d’uchronie futuriste racontée à la manière d’un néo-polar. Il ne les publie pas en bloc, mais ménage toute une série d’enrichissement sémantiques. L’auteur n’a pas songé à la seule lecture du texte mais également à son appréhension en tant qu’image. Un soin particulier est apporté à la typographie (police, italique…) ainsi qu’à l’inscription des mots dans un espace visuel (fond noir, titres floutés). Enfin, un accompagnement musical rock’n’roll accompagne la lecture et produit d’amusants effets de décalages et de distanciations.

Dans les deux cas, on le voit, le webroman n’a pas été écrit mais transcrit pour le web. Et ce n’est pas forcément plus mal. Sensibles aux divergences profondes entre la feuille et l’écran, les auteurs se sont décarcassés pour identifier des plus-values artistiques. Eloïs Lom concilie le texte avec le contexte : l’un n’est pas explicitement distingué de l’autre, mais tous deux participent d’une même entreprise éditoriale. Eric Méfret joue sur la double qualité du mot comme image et comme sens. Ces deux options résument-elles toute la spécificité du webroman ? Pas tout-à-fait.

Ce sont effectivement les premières qui se présentent à l’esprit. Lorsque j’ai mis en place mon wiki-roman-feuilleton, mon premier souci fut de mettre en place un lectorat stable afin de développer les échanges auteurs-lecteurs par le biais de nombreux co-textes (commentaires, tweets…). Je voulais construire mon feuilleton comme un wiki. En témoigne ces tweets :


Je me suis rapidement rendu compte que cet objectif n’était pas vraiment réalisable. En tant qu’auteur, j’avais déjà une idée bien précise de l’intrigue (et de ses rebonds) en tête. Ne connaissant pas les points-de-fuite vers lesquels tendent la narration, les lecteurs peuvent difficilement suggérer certains retournement de l’intrigue. Leur liberté, que je pensais totale, se trouve de facto limitée.

Par la suite, je me suis efforcé de concevoir des illustrations autonomes, propres à stimuler la lecture et à lui donner une dimension supplémentaire. Deux de mes feuilletons comportent une image fictive (ici et ). Un autre va jusqu’à intégrer une vidéo. Cependant, ces illustrations représentent une charge de travail supplémentaire. Je ne peux les réaliser que lorsque j’ai le temps et l’inspiration nécessaire.

Chacune des options est insuffisante en elle-même. Il n’est même pas sûr que leur combinaison suffise. D’autres trucs et ficelles restent à découvrir ou à populariser. J’ai récemment commencé à m’aventurer sur une piste prometteuse : la fictionnalisation de l’actualité. Le blog voire plus largement le web, présentent cette particularité de dater systématiquement chaque ajout d’information. Chacun de mes billets sont introduits par une mention calendaire, soit, dans le cas présent : « le 14 août 2011 ». En jouant sur cette datation systématique, on peut produire des effets littéraires assez stimulants. Ainsi, mon feuilleton du 6 août propose un compte-rendu fictif de la dégradation de la note de la dette américaine par Standard and Poor’s le jour-même où cette dégradation intervient.

Parallèlement je réfléchis beaucoup sur la longueur idéale du feuilleton web. L’œil humain a apparemment du mal à fixer un seul long texte sur l’écran. Peut-être est-il gêné par la luminosité et doit-il en compenser la monotonie en variant fréquemment l’affichage (l’internaute est, par définition, un zappeur-né). Le webromancier se doit de tenir compte de cette donnée peut-être anthropologique. Mes sept premiers feuilletons maintenaient un rythme de croisière d’un peu plus de 1000 mots. Le huitième descend soudainement en-deçà de la barre des 500.

Le champ d’expérimentation n’est pas clôt et s’étend toujours.

Bref, il n’y a pas une recette miracle qui ferait instantanément d’un texte un webroman en bonne et due forme. Cela n’a rien d’exceptionnel. Le cinéma ne se résume pas aux mouvements de caméra, aux voix off, aux décors réels et à la musique d’accompagnement. Il compose une articulation de tout ça. C’est à cette orchestration des procédés que doit parvenir le webroman. Le chemin est encore long. Mais, après tout, en 1911, le cinéma n’avait donné qu’une assez faible idée de ses potentialités.

samedi 13 août 2011

wiki-roman-feuilleton (8/60)

Elikia avait bouclé sa journée plus tard que d'habitude. Cela ne l'embêtait pas outre mesure. Il avait pu abattre le boulot du mois : le tri et le réordonnement de 2300 catégories liées à l'automobile. Il était en avance sur son schedule. Les objectifs de demain, d'après-demain et des deux jours suivants étaient déjà atteints. Il se conformait à l'image de l'employé-modèle telle que véhiculée par la doctrine du détachement relationnel. La hiérarchie serait contente de lui. Il allait pouvoir demander un congé. Sa famille résidait au Bandundu, une ancienne région de l'ex-Congo-Kinhasa qui avait accédé à l'indépendance au cours de la décennie 2010. Dominée pendant près de 20 ans par un dictateur éclairé, le pays avait fait récemment l'acquisition d'un régime démocratique. Elikia comptait demander prochainement sa mutation sur place. Tout dépendrait de ces états de service au sein de la Fondation, qui sans atteindre les proportions quasi-masochistes de ceux de Ramaad demeuraient excellents. Ainsi que de la perpétuation d'un certains nombre de réseaux personnels dans son ancienne patrie.

Délivré du poids pénible de ces imbitables catégories, l'esprit d'Elikia s'abandonnait à des conjectures sans fin. Pour un peu, il en aurait manqué son métro. Quelque chose l'avait heureusement rappelé à l'ordre. Il avait senti un visage familier se poser sur lui. Il se retourna. Il vit Ramaad, debout, à une dizaine de mètres de là, juste sous l'enseigne lumineuse annonçant les horaires du train. Il n'avait pas l'air de le regarder. Les portes s'ouvraient et il était tout prêt de s'engouffrer dans le troisième wagon. Elikia pressa le pas et le rejoignit juste avant le départ du métro.

— Tiens, tiens… Tu ne prends pas le RER aujourd'hui ?
— Non. J'ai un date dans le centre-ville.
— Tu descend où ?
— Chemin vert. Et toi ?
— Deux stations plus loin. Aux Filles du Calvaire.
— Ah… Je ne pensais pas que tu habitais par là.
— Ben si, comme tu vois.

Le métro avançait lentement. Du moins comparativement au RER de Ramaad, qui traversait une bonne partie de l'Île-de-France en une demi-heure. En dehors de quelques aménagements mineurs, la ligne 8 n'avait pas fondamentalement évoluée depuis le début du siècle : pas de wagons de tête coulissants, pas de soutien à air comprimé… Voire dans certaines stations, pas de portes automatiques. Les transports publics du Bandundu devaient être certainement mieux équipés. Voilà qui, par-delà tout sentiment de nostalgie, motiverait le retour d'Elikia dans son heimat.

— Et sinon… Elle est jolie ?
— Qui ?
— Ton date.
— Assez. Elle n'est pas canon-canon mais… Comment dirait-on ? Agréable à regarder.
— Tu la connais depuis longtemps ?
— Une semaine. C'est une de mes ex qui m'a envoyé son contact.
— Et tu as confiance en elle. En ton ex, je veux dire…
— Oui, oui. Nous sommes resté ami. Tant que nous étions ensemble nous nous détestions. Puis, depuis qu'il n'y a plus d'enjeux de couple, on s'entend très bien. Il n'y a pas à dire, c'est épuisant l'amour.

Tout ce que racontait Ramaad était vrai. Hormis la datation. Les éléments narratifs les plus récents remontaient à plus d'un an. Il avait rapidement improvisé un gloubi-boulga de sa vie sentimental pour assoupir les suspicions d'Elikiaa, tandis que le métro serpentait l'interminable ligne 8.

…suite au prochain épisode

jeudi 11 août 2011

wiki-roman-feuilleton (7/60)

Le dimanche 11 août 2041 ne ressemblait pas au samedi 10 août 2041. Après une longue série de pluies aussi violentes qu’intermittentes — la langue courante commençait à évoquer une mousson parisienne — s’en était suivi un soleil de plomb. Le ciel affichait une clarté aveuglante qui se reflétait partout : sur la Seine, les fontaines publiques, les vitres fuyantes des RERs en marche, les casques des conversants, les bawling squids argentés des milices et le regard de certains égarés. Ramaad comptait parmi les égarés.

Il avait marché toute la mâtinée. Parti de son deux pièces pour boire un café, il avait finalement erré de quartiers en quartiers. Il espérait sans doute que l’incertitude de l’errance restaurerait, par compensation, la certitude de l’esprit. Ne résistant pas à l’appel des ruelles dérobées, il s’enfonçait progressivement dans une zone secondaire assez glauque. Ancienne partie de Paris, elle s’en était détachée depuis la publication du décret municipal du 11 novembre 2035. Sa désignation officielle était le lieu-dit de Monceau mais les parisiens se contentaient généralement du seul nom de Lieu-dit. Elle couvrait le nord du VIIIe arrondissement et une bonne partie du XVIIIe. La densité était faible (guère plus élevée que celle d’un bourg provincial). Les immeubles, inoccupées, étaient progressivement abattus pour laisser place à des espaces verts. En attendant une hypothétique reconversion écologique, le Lieu-dit se repeuplait sur le modèle d’Harlem : y affluaient ceux dont on ne voulait pas ou plus.

Il ne devrait pas, mais Ramaad aimait plutôt ce coin-là. En particulier un large terrain vague où, abandonnée à ses libres penchants, la nature dessinaient des paysages surprenants. Il évoluait au sein d’une faune un peu hébétée d’immigrés récents, de marginaux et de chômeurs en fin de droit. Il gardait ses distances et prit place sur son banc habituel. Le panorama désolé qui s’offrait à ses yeux était propice à l’éveil de ses pensées :


Il resta près d’un quart d’heure en proie à une certaine mélancolie. Enfin, il se sentit rasséréné. Il inspira, tourna la tête à-droite-à-gauche, agrippa sa ceinture et la secoua légèrement. Un tilt positif. Le système était en marche. Ramaad soulevait maintenant ses lèvres à rythmes réguliers. Aucun son ne sortait. Il avait pourtant l’air de se comprendre. Les quelques promeneurs qui passaient à proximité s’étonnaient de ce comportement déviant : un sourd monologuant ? un idiot en pleine conversation avec lui-même ? On le fixait, interrogatif. Puis, faute d’y trouver une explication rationnelle, on s’éloignait.

Le point-de-vue de Ramaad était tout autre. En activant le petit appareil de Guido Colón, il avait provoqué l’émanation d’un champ de silence. Son corps se trouvait cerné par une muraille invisible. Quelque chose de comparable au champ électromagnétique de la Terre, à ceci près ce champ ne filtrait pas les vents solaires mais les sons humains. Les fréquences entrantes et sortantes étaient diminuées d’une centaine de décibels. L’explosion d’une bombe JK aurait fait l’effet de la chute d’une feuille morte. Tout le reste demeurait inaudible.

Quiconque pénétrait le champ de silence pouvait parfaitement percevoir les sons attachés aux mouvements articulatoires de Ramaad. La protection n’était pas infaillible mais bénéficiait de la perpétuation de certains habitus sociaux-culturels : dans la plupart des pays occidentaux les relations corps-à-corps demeuraient distantes. Un vide doit s’imposer pour permettre à chaque individu de préserver son intimité et son individualité. Dans les années 60 du siècle dernier, un sociologue américain avait qualifié cette modulation spatiale des rapports humains de proxémie. Cette proxémie constituait la garantie la plus efficace de l’inviolabilité du champ de silence.

L’appareil de Colón ne retenait pas seulement les sons. Il les transmettait également sur une fréquence cryptée. Ramaad pouvait ainsi converser librement. D’autant que les milices et les vigiles ne s’aventuraient pas au cœur du Lieu-dit. Ils en surveillaient la périphérie, les entrées et les sorties. Tout ce qui pouvait se passer à l’intérieur ne les intéressaient pas.
— Salut Ramaad. Ton dimanche matin se passe bien.
— Correctement. Sans plus. Probablement studieux en fait. Ce serait compliqué de mener l’enquête pendant les heures de bureau. Tu as trouvé les adresses ?
— Pas tout-à-fait. La Fondation est soucieuse de protéger la vie privée de ses employés. Elle est encore très loin d’appliquer intégralement les préceptes du détachement relationnel. Ce qui n’arrange rien.
— Mais c’est un cas de force majeur. On ne pourra rien pour eux s’ils s’amusent avec des conneries de ce genre. Comme dit le proverbe : « Aide-toi pour être aidé ».
— Ils en sont bien conscient. Mais ils tiennent à respecter les procédures. Faut d’abord que j’envoie un formulaire en bonne et due forme à un checkuser, qu’il examine le cas en comité… Ça prendra bien un mois.
— On n’a pas le temps. Ms Liǎojiě me l’a bien dit : les opérations commencent dans quelques jours.
— Je le sais. C’est bien la raison pour laquelle je me suis permis de me renseigner de mon côté. Comme beaucoup des membres de la Fondation, deux de tes trois collègues contribuent à titre bénévole sur Wikipédia. En bidouillant un peu le système j’ai pu récupérer leurs codes IPX — et donc, indirectement leur localisation.
— Alors.
— Enzo Cretsmar campe au 14 rue de Charonne. Anya au 46 avenue d’Italie mais j’ai un doute là-dessus. L’adresse est aussi celle d’un café. Il n’est pas exclu qu’elle ne contribue pas de chez elle.
— Et pour Elikia ?
— Rien-Nada-Zilch. Il fait un job de fonctionnaire. Tu ne le savais ptêt pas, mais il effectué toute sa carrière dans de nombreuses ONG ouest-africaines. Pour le retrouver, il faudra revenir aux bonnes vieilles méthodes.
— Lesquelles ?
— La filature… Demain soir, si tu peux, en sortant du bureau, tu le suis. Si possible, fais-lui croire que tu as un rendez-vous dans le même quartier que lui. Dès qu’il sors du métro, tu fais mine de le quitter, tu attends qu’il se situe à bonne distance, puis tu ne le lâches plus. Dès que tu parviens à identifier son logement, tu me fais signe. Je te rejoins.
— OK. OK.
Un second tilt retentit. La conversation était terminée. Le champ de silence s’estompa. Ramaad reprit conscience du bruit de la ville — toutes ces routines sonores qui passaient inaperçues en temps normal… Il trembla convulsivement face l’intrusion soudaine du quotidien.

Dans l’ensemble, l’échange était plutôt rassurant. Colón prenait les choses en main. Il allait sans doute usurper une bonne part de son mérite. En même temps, il s’investissait franchement, sans réticence ni hypocrisie. Il ferait tout pour que la mission aboutisse. Mieux valait partager le succès ou l’échec, que de faire face, seul, à leurs conséquences pas toujours plaisantes. La mission ne l’inquiétait pas plus que ça. Ce qu’il redoutait, c’était l’après-mission. Ce moment que les romans d’espionnage masquent derrière un The End triomphal, mais qui constituait souvent le véritable The End des espions de chair.

mercredi 10 août 2011

wiki-roman-feuilleton (6/60)

— Mais c'est un travail de patrouilleur
— Le travail de patrouilleur est déjà fait [claquement de langue significatif qui traduisait une certaine posture condescendante]… Fait et bien fait. Je ne tiens pas à vous en dire beaucoup. Suffisamment pour que vous pouviez commencer votre enquête… Mais, pas plus que suffisamment.
— Vous ne me faîtes pas confiance.
— Ce n'est pas la question. On vous fait — raisonnablement — confiance. On a soumis votre CV en même temps que ceux de vos collègues à la DD…
— La DD ?
— Détection des défection. Du jargon administratif. Il ne s'agit pas d'un service mais d'un centre informatique de traitement des données qui, en fonction des antécédents et du comportement présent évalue le risque de défection potentiel ou RDP, d'un individu donné. Votre RDP était très faible, de l'ordre de 2,1 %, sachant que le RDP moyen tourne autour de 5,4% par décennie. Par comparaison, vos trois collègues présentent des taux sensiblement plus élevés : 6,3% pour M. Buntu, 7,7% pour Ms Tamah et jusqu'à 13% pour M. Claustmar.
— Hmm… Qu’est-ce que vous entendez exactement par défection ? La trahison complète, l’espionnage en amateur, le simple fait de s’arranger de temps à autres… Le terme me paraît vague. Trop vague pour permettre la mise au moins de séries statistiques.
— Par défection l’on entend le fait de renier complètement l’autorité hiérarchique. D’agir comme si l’on ne faisait pas à proprement partie d’une organisation. L’arrangement intempestif mène à la défection, mais ne constitue pas la défection en elle-même. Un peu l’équivalent d’une drogue : on ne dira pas d’un sujet non dépendant qu’il est drogué. Juste un drogué potentiel.
— OK. Vous me faîtes donc confiance. Mais vous ne me dîtes rien, ou presque. Il y a un truc qui cloche.
— Nous ne sommes pas dans une situation facile. Je vous demande de faire preuve d’un peu de compréhension. Ce qui se passe est beaucoup trop gros pour que vous le sachiez. Ça vous handicaperait. Pas seulement pour cette mission. Pour votre vie entière. On n’a pour l’heure qu’une faible idée des acteurs impliqués. C’est suffisant pour nous ôter le sommeil…
— Cela vous effraie vraiment, ce truc ? Tant que ça ? J’ai du mal à imaginer. La Fondation paraît si puissante.
— Elle l’est, Ramaad, elle l’est… Mais, réveillez-vous et regardez un peu autour de vous. Il n’y a plus de police. La violence légitime est détenue par les milices et les agences de surveillance, et cette violence-là se monnaye. Celui qui a de l’argent n’a rien à craindre et tout à espérer.
— Si vous le dîtes… Bon, concrètement, qu’est-ce que je dois faire ?
— Dans l’immédiat pas grand chose. Les véritables opérations commenceront la semaine prochaine. Tout ce qu’on vous demandera c’est de prendre contact avec Guido Colón. Vous le connaissez ?
— Non.
— C’est un patrouilleur. Il vous assistera. Vous devrez faire appel à lui pour vérifier les contributions masquées.
— Pourquoi ne pas faire appel à Théo ? Théo Victor. Je m’entends bien avec lui. Je sais comment il travaille.
— M. Victor fait partie de la liste des défecteurs potentiels. En tant que patrouilleur attaché à votre service, il a accès à votre connexion sécurisée et peut l’utiliser à des fins para-professionnelles.
— Son RDB ou RDP — je ne sais plus — est élevé ?
— Assez. 10,35%. Mais vous ne devez pas y accordez trop d’importance. Au même titre que votre administratrice, Ms Korruptsiya, il appartient à un second cercle de suspect. Techniquement, tous deux peuvent avoir initié la manipulation. Ils ne peuvent pas l’avoir mené jusqu’à son terme. Leurs temps de présence sont trop brefs : M. Victor agit comme patrouilleur pour le compte de quatre autres services ; en tant qu’administratrice Ms Korruptsiya a bien d’autres choses à faire que de traîner à faire de l’éditorial. Il leur fallait au moins l’assistance d’un complice — soit l’un de vos trois collègues.
L’enregistrement s’arrêtait là. La conversation s’était certes poursuivie sur certains points secondaires et d’autres qui l’étaient moins. Néanmoins, Ramaad ne jugeait pas nécessaire d’en informer Guido Colón. Il avait édité le fichier sonore et accolé avec une grande finesse le « l’un de vos trois collègues » avec « bonsoir — bonsoir — claquement de porte ». A l’audition c’était indécelable.

Colón demanda à réécouter deux ou trois points sensibles. Il inscrivait quelques traits furtifs sur une feuille-écran fraîchement déroulée. Tout en lui dénotait le professionnel. Il avait manqué de peu d’obtenir le prix de patrouilleur de l’année en février. Il ne manquerait pas sa promotion. Cette affaire était, pour sa carrière, une voie royale : une embrouille énorme, destinée à demeurer occulte. Indépendamment des résultats obtenus, il faudrait lui acheter son silence. Il ne continuerait à collaborer avec la Fondation qu’en montant en grade.

Il y a une heure encore, Ramaad craignait de devoir se reposer sur un incompétent. Ses craintes étaient maintenant exactement inverses : Colón risquait, non, allait lui piquer le job. A évaluer leurs positions respectives, il visualisait très clairement le schéma qui allait se mettre en place : Ramaad espion, indicateur et homme-à-tout-faire qui se renseigne et agit pour le compte de Colón, décideur, expert et homme-à-tout-savoir. Il prendrait tous les risques, se ferait probablement détecter puis enlever par une milice dans l’indifférence générale. Tranquillement entreposé dans les locaux de la Fondation, Colón récolterait seul les lauriers de la mission — ou, car c’était plus probable, les lauriers de son silence.

Ramaad avait coupé le fichier pour jauger l’intelligence de son interlocuteur : si il s’avérait aussi borné et petit-bourgeois que Théo Victor, il ne serait pas la peine d’aller plus loin. Cette précaution n’avait plus aucune signification désormais. Rien qu’à voir la mine un peu indécise de Ramaad, Colón avait deviné l’ampleur de l’affaire. Il agirait en conséquence.

Toutefois en gardant pour lui seul quelques billes, Ramaad se gardait un ascendant que, malgré toute sa sagacité, le patrouilleur serait bien incapable de lui dénier. Il verrait plus clair. Il verrait plus loin. Pour l’heure, il feignait la modestie et plaçait le patrouilleur dans la très confortable position de maître d’école :
— Que dois-je faire ? Ms Liǎojiě m’a confirmé que les opérations ne débuteraient que la semaine prochaine. Je suppose que je dois les préparer en amont. Vous avez plus d’expérience de ces choses que moi. Que me conseillez-vous ?
— « Avant d’agir il faut penser » dit le dicton. On ne va pas procéder autrement. Je propose qu’on se répartisse la tâche. De votre côté, vous sondez discrètement vos collègues. Vous essayez d’identifier leurs engagements, leurs affiliations courantes : que font-ils en dehors des heures de travail ? participent-ils à des associations quelconques ? Ce genre de junk. De mon côté, je compile les données biographiques sur eux, en écumant les ressources de la Fondation, de l’État civil. Avec un peu de chance ils se sont inscrit sur Facebook avant que le réseau ferme. Quels âges ont-ils ?
— Anya a 32 ans. Les autres je ne sais pas. Ils sont assez taiseux sur leur vie privée.
— Pas de souci. On saura tout ça bien assez tôt. Et, tant que j’y pense, afin de concorder nos efforts, ce ne serait pas plus mal qu’on reste en contact… discret.
Il lui passa un petit appareil, vraisemblablement destiné à s’accrocher sur une ceinture.
— La notice est à l’intérieur.
Sur ce, il retourna à ses feuilles-écrans. La réunion était terminée.

lundi 8 août 2011

wiki-roman-feuilleton (5/60)

Petite indication préalable : la vidéo a été conçue spécialement pour ce billet, afin de servir d'illustration autonome et extra-textuelle à la curieuse expérimentation littéraire que je suis en train de mener.

Ramaad ne dormait toujours pas. Il pensait, mettait au point des constructions mentales plus ou moins élaborées, et estimait intuitivement que cette activité anxiogène allait l’assoupir. Rien n’y faisait. Il était pas loin de quatre heures. La circulation était au point mort. On entendait vaguement le passage de quelques vélos, les rondes des milices, les éclats impromptus de quelques feuilles-écrans abandonnées, qui persistaient malgré tout à fonctionner. L’une d’entre elles, posée sur un banc, débitait en pointillé les nouvelles de la nuit : « heurts entre… l’organisation a décidé… chiffre de la croissance… le responsable de France SA… ».

Ramaad se leva. En allumant sa lampe de chevet, il dissipa les rumeurs de la ville. Il n’entendait plus que lui : ses bâillements, son pas traînant, sa digestion… Il avait faim. La cuisine n’était peuplée que de quelques badauds hagards. A cette heure avancée, le zào ne diffusait que les images des somnambules, des marginaux ou… des stressés. Bien qu’il se reconnaisse un peu dans cette population clairsemée, Ramaad ne tenait pas particulièrement à la fréquenter. Il débrancha le zào. Il prit une capsule de thé rwandais et un pain éternel. Ainsi armé, il se réinstalla dans la chambre et activa une immense feuille-écran, qui couvrait une bonne partie de la surface d’un mur.

Il ne souhaitait pas s’informer, mais se distraire. En quelques gestes, il afficha la sélection de Remixes que lui avait préparé la machine. Son œil fut arrêté par une production de Jame Entangled. Celui-ci n’était qu’un monteur amateur (voire très amateur) mais, souvent en quête de naïveté et de simplicité, Ramaad aimait bien ses productions. Il sélectionna l’objet et se vit se dérouler une curieuse réécriture de Casablanca (un film vieux d’un siècle) sous forme de film muet :



Ramaad n’était pas vraiment satisfait par cette remise en scène. C’était beaucoup trop court (pas plus de quatre minutes). Assez bien insérée, la nouvelle intrigue ne menait nulle part. Jame Entangled avait fait beaucoup mieux — il gardait un souvenir ému d’une comédiette française du siècle dernier transformée en film épique lourdingue sur le modèle de Avatar ou de Création interrompue. Un peu frustrant, ce programme lui avait néanmoins clarifié les idées. Sa réflexion avait longtemps erré sans attaches. Remise en forme par la remise en scène elle se soumettait à une discipline rationnelle qui permettrait peut-être d’avancer.

Ramaad attrapa cinq feuilles-écrans de la taille d’un post-it. Il les manipula et l’on vit bientôt apparaître cinq figures distinctes. Il avait l’impression de tenir en main un jeu de poker. Il devait se défausser de quatre cartes et n’en garder qu’une seule. Dans cette optique, il fallait tenir compte de la valeur individuelle de chaque carte, mais aussi spéculer sur le jeu des autres protagonistes de cette partie : le manipulateur, les entreprises ou États qui le financent, les institutions plus ou moins occultes qui le soutiennent, voire la Fondation elle-même…

Dans l’immédiat, il se contenta de décrypter sa main. Trois des cinq figures faisaient parties de son service — il s’agissait des trois collègues dont nous avons déjà parlé. Les deux restantes avaient pu avoir accès à ses terminaux informatiques : le patrouilleur Théo Victor et l’administratrice Xénia Korruptsiya. Il pouvait dors et déjà les défausser. Si Ms Liǎojiě disait vrai, la fraude était beaucoup trop conséquente pour que des personnes présentes par intermittentes puisse la mettre au point. En tout et pour tout, Théo Victor était intervenu que cinq fois au cours du dernier mois. Ms Korruptsiya venait plus souvent, mais généralement pour des missions de maintenance ou pour s’assurer de la cohésion du groupe.

Il se trouvait donc face à ses trois collègues : Anya Tamah, Elikia Buntu et Enzo Cretsmar. Ses suspicions pouvaient peut-être peser en priorité sur les deux premiers. Ils étaient d’origine étrangère et un restant de patriotisme pourrait les inciter à travailler pour leur pays natal. En même temps, ce statut était monnaie courante au sein de la Fondation, qui employait fréquemment des polyglottes et des binationaux. C’était le cas de Ms Liǎojiě et, dans une certaine mesure, de Ramaad lui-même. En outre, l’on savait peu de chose sur la vie d’Enzo Crestmar — son article sur l’encyclopédie seconde s’en tenait à des formalités d’usage. Il allait devoir se renseigner. Si possible en consultant les suspects à leur insu.

dimanche 7 août 2011

wiki-roman-feuilleton (4/60)

Le RER de 23h15 arrivait en station Fondation. Une dizaine d’usagers, tout au plus, l’attendaient. Ils portaient le visage un peu tendu de ceux qui avaient été retenus par des circonstances exceptionnelles. Les horaires de la Fondation étaient rigoureusement réglementés : la journée normale s’étendait de 11h à 20h, la journée étendue de 10h30 à 21h30 — les équipes de nuit se relayaient à 20h puis 3h. L’employé qui faisait son temps et rien de plus n’avait aucune raison de s’en aller à 23h15…

Les portes restèrent ouvertes pendant une demi-minute. Les usagers s’engouffrèrent par petits groupes. Le caractère extraordinaire de leur présence avait suscitée une solidarité instantanée. Tous avaient une histoire particulière à raconter : certains évoquaient immodestement un entretien fructueux en vue d’une promotion prochaine, d’autres une prolongation nécessaire de leur mission courante, d’autres enfin des rumeurs de retournements politiques et de coups d’État internes… Néanmoins, tous ne la racontaient pas. C’était le cas de Ramaad.

Il s’était rapidement distancé des groupes autoformés, en invoquant une fatigue soudaine. Il s’était posté face au wagon n°7, exactement situé à la moitié du train. En dehors d’un couple vieillissant, il n’y avait personne. Satisfait, il s’assit au second étage, dans un siège côté station. Il posait ses affaires sur une tablette très fine, presque invisible. Il s’étendait de tout son long. La tête légèrement tournée vers la vitre, il observait la station disparaissant doucement de son champ de vision :


Il resta à moitié assoupi jusqu’à Chatillon. Il voyait dériver à grande vitesse les paysages un peu désertés de la périphérie grand-parisienne. Un amas indistinct de couleurs et de silence. Le gris et le vert se recomposaient sans cesse. Par à-coup, le passage d’une voiture ou d’un train perturbait ce mixage routinier. A l’approche d’une station, le RER décélérait progressivement. Il passait sans violence de sa vitesse de croisière (environ 330 km/h) à l’immobilité. Les couleurs se stabilisaient. A force de se décanter, les mouvements se muaient en formes. Un mur incertain de vert boueux dévoilait une rangée d’arbre alignée le long de pavillons inoccupés. Nul ne semblait se souvenir de ces bâtiments un temps habités. Ils disparaissaient derrière la végétation et la vermine. Dans un siècle il n’en restera peut-être plus rien — sauf un article de Wikipédia.

L’encyclopédie seconde rendait en effet compte de n’importe quelle chose existante : un homme, un bâtiment, un animal… La substantialité était le seul de ses critères d’admissibilité : il suffisait d’envoyer une coordonnée ou un fichier d’état civil pour que l’article soit accepté. Ramaad souleva une feuille-écran et la disposa en face d’un pavillon. Un article apparaissait. Il portait pour titre : « 136 rue des Champs Lard à Chatillon ». Un descriptif assez complet résumait les circonstances de la construction et les occupants successifs (tous dotés d’un article). Il portait également mention d’une décision de réhabilitation formulée par la Région Île-de-France en 2032. Vus les moyens dont disposait la Région, le pavillon avait toutes les chances de disparaître avant que les moindres travaux aient été engagés.

Le RER arrivait en gare. Le couple quitta le wagon. Ramaad était seul. Il s’extirpa de son siège et ouvrit sa mallette. Elle contenait toute une série de feuilles-écrans de couleurs et d’identités diverses. Il récupéra la plus petite d’entre elles — la taille d’un post-it — navigua entre les icônes et dessina un demi-cercle avec son doigt :
— Mais c’est un travail de patrouilleur.
— Le travail de patrouilleur est déjà fait…
Il arrêta le fichier sonore. Il souhaitait finalement tout reprendre depuis le début. Des bruits de pas puis d’ascenseur se firent entendre. Une voix de conversant signala :
— 6e étage. Ms Liǎojiě vous attend au bureau AB6. Vous avez une demi-minute de retard. Ne traînez pas.
Les portes s’ouvraient. Quelques voix de responsables sur le départ s’éparpillaient. Certains se taisaient à l’approche de Ramaad. Voire, dans certains cas, fermaient leur porte. Le pas de Ramaad allait de moins en moins assuré. Il s’arrêta et frappa. Une voix assourdie l’invitait à entrer. Il s’exécuta :
— Me voici, comme prévu…
— Je vois ça. Fermez la porte, s’il vous plaît.
Les gonds craquaient violemment — dissimulé dans une poche à droite, le post-it était juste à côté.
— Asseyez-vous tranquillement et écoutez-moi. Vous pouvez m’interrompre si vous avez des question.
D’un bref mouvement de corps, Ramaad acquiesça, ce qui se traduisit par un son assez curieux, presque comme un claquement. Il prit siège — froissement de tissu, grésillement du fauteuil.
— Comme vous le savez, Wikipédia est, pour ainsi dire, la capitale de la connaissance, le seul lieu où est centralisé la plupart du savoir humain. Parce que les serveurs de la Fondation ont continué à fonctionner pendant la grande crise, elle possède certaines informations en exclusivité. Surtout, elle demeure le seul lieu où les savoirs entrent en contact et offrent la possibilité d’une synthèse générique. A ce titre, un grand nombre d’associations, d’entreprises et de particuliers garantissent le financement de la Fondation afin de disposer d’une information transparente sur l’ensemble des choses existantes.
Silence poli. Bruits de liquide fébrilement agité — Ms. Liǎojiě prenait un café.
— Or, l’un des principaux enseignements que nous ayons pu retenir de la grande crise et de certains de ces épisodes, comme la Dégradation, c’est que l’information est aussi une action. Le fait de penser que X est X nous amène à adopter rationnellement l’action A. Inversement, si nous croyons que X est Y, nous pourrions tout aussi rationnellement estimer que l’action B est préférable. En trompant un partenaire commercial ou en le maintenant dans l’ignorance, on peut très facilement abuser de lui [brève pause respiratoire]. Il peut ainsi être tentant de manipuler une page de Wikipédia afin d’amener un public ciblé à réagir en accord avec notre intérêt. Généralement, les bots préviennent ce type de manipulation. Mais ils peuvent être dupés par un manipulateur compétent, qu’il soit un expert en informatique éditoriale ou… un membre de la Fondation.
— Effectivement. D’ailleurs ce cas s’est déjà vu à plusieurs reprises. En décembre dernier, un dresseur de bots était parvenu à réécrire entièrement un article sur les ressources pétrolifères de l’antarctique.
— Mmm… Mmm… Le problème c’est que nous sommes confrontés à un détournement beaucoup plus grave, qui touche des milliers d’articles, certains de la première importance.
— Vous avez pu identifier la source.
— Pas vraiment. Certains recoupements laissent à entendre que le manipulateur agirait au sein de votre service : « restructuration des catégories de l’encyclopédie seconde ».
— C’est confirmé ?
— Non, mais dans le doute nous préférerions lancer une enquête dès maintenant. Nous aurions besoin de votre aide.
— Mais c’est un travail de patrouilleur.
— Le travail de patrouilleur est déjà fait…
La voix se tut. L’enregistrement s’arrêtait au même endroit. Il n’était pas fini, mais le RER approchait de la station Saint-Cloud. Ramaad se leva et s’avança vers la tête du train. Une fois immobilisée, cette dernière se sépara de l’ensemble du RER et devint un métro autonome. Elle parvint rapidement au boulevard Exelmans.

Il pleuvait à torrent. Ramaad glissa sa mallette sous son imperméable. Il ne tenait surtout pas à en perdre le contenu.

samedi 6 août 2011

wiki-roman-feuilleton (3/60)

Ramaad portait un épais plateau-repas. Il contenait pêle-mêle une choucroute aux deux poissons, un pichet de vin de banane, divers amuses-gueules, des brochettes de crevettes, une tarte au citron etc. Il était destiné pour lui seul. Il n’était généralement pas un gros mangeur. Il tirait cependant parti de circonstances exceptionnelles.

L’on commémorait aujourd’hui le jour de la Dégradation. Trente ans plus tôt, jour pour jour, une agence de notation au nom vaguement oublié — il figurait comme de juste sur Wikipédia : Standard and poor’s — dégradait la dette publique américaine. S’en étaient suivis une rechute, une seconde crise gravissime, l’affaiblissement de l’État, puis sa disparition… La plupart des gens ignoraient désormais la signification de cette Dégradation. Les repères nécessaires à son explicitation s’étaient perdus — ils ne subsistaient qu’à l’état de témoignages historiques. Les agences de notations étaient rigoureusement interdites (il existait toujours des agences clandestines, mais leur pouvoir performatif demeurait singulièrement réduit). La notion d’État n’avait de sens que dans les démocraties moyen-orientales, en Chine et dans les satellites de cette dernière.

Ramaad connaissait bien cette histoire. Il ne l’avait pas vécue directement — le hasard avait voulu qu’il naisse trois semaines après la Dégradation, le 22 août 2011. Il s’était indirectement renseigné, en « nettoyant » les articles de plusieurs responsables de Standard and Poor’s. Ceux-ci donnaient un compte-rendu minutieux des opérations qui avaient conduits à cette dramatique issue. Figuraient ainsi textuellement les débats, les prises de positions, les valses-hésitations qui avaient animés l’agence depuis le dépôt de l’avertissement (début juillet) jusqu’à sa concrétisation. Ces textes restaient d’ailleurs privés et rien ne permettaient légalement leur publication sous licence CC-BY-SA. Pour autant la Fondation ne les avaient pas supprimés lorsqu’ils étaient premièrement apparus, en 2027. Standard and Poor’s avait sombré corps et bien et nul n’osait se réclamer de son héritage — y compris, et même surtout, un multimilliardaire assez médiatique qui détenait sans que personne n’en sache rien une participation importante dans l’agence…

Ramaad pensait à la Dégradation. Personne autour de lui n’en parlait. La cantine n°7 de la Fondation bruissait de rumeurs diverses. Certaines, futiles, d’autres moins. Un marronnier assez vivace s’était réactivé en cette période estivale : la Fondation aurait été infiltrée par un vandale qui, à force de discrétion, serait parvenu à prendre en charge, et saboter, une activité stratégique. Ramaad était là depuis trop longtemps, avait entendu trop souvent cette histoire avec des habillages différents pour lui accorder une quelconque attention. Il s’avançait vers une petite table à l’écart.

Son intention première était de déjeuner au pont wiki. Avec ce temps-là il ne fallait pas y compter. Paris était lessivé par de violentes pluies tropicales. Il faisait assez chaud (environ 25° ce qui n’était pas si élevé pour la saison), mais le soleil demeurait invisible, sauf par quelques brèves intermittences. La mousson, bref. Ramaad était content pour sa rizière — il détenait un demi-arpent sur le toit de son immeuble. Il était moins content pour lui. Il regarda le mur d’eau s’étioler derrière la grande baie vitrée. Il commença à manger.

Il commençait à caler et glissait ses brochettes dans un sac isolant. Quelqu’un vint s’asseoir en face de lui. Une femme bien habillée d’une quarantaine d’années. Il pensait la connaître de visage, à défaut de la remettre complètement. Le vin de banane aidant, il dénicha dans sa mémoire la fiche d’identité de cette personne. Prénom : Léa — Nom : Liǎojiě — Activité : Responsable éditoriale associée à la restructuration de l’encyclopédie seconde. En bref, une sommité de la Fondation.

Toujours avec sa possible promotion en tête, Ramaad jugea bon d’entreprendre la conversation :
— Quel temps…
— Mmm…
— Je disais quel temps… L’été ne nous a pas gâté. J’aurais mieux fait de prendre mes vacances comme tout-le-monde.
— Je ne pense pas. Vous savez, c’est le même temps partout. C’est même pire en bord de mer.
— C’est vrai ce que vous dites. Mon frère vient d’appeler de Dinard et il est coincé dans un abri imperméable.
Ramaad n’avait pas de frère, mais il éprouvait toujours des difficultés à entretenir une discussion. L’invention lui servait de palliatif — il gagnait en confiance dès lors qu’il se mettait à raconter des histoires. Kris lui avait appris ce matin, par zào interposé, la situation assez pénible à laquelle étaient confrontés nombre de vacanciers français. Il en avait extrapolé une anecdote vraisemblable.
— Vous comptez partir ?
— En septembre. Pas avant. La plupart des gens ne l’ont pas encore compris, mais c’est le mois le plus chaud. La résilience de nos habitudes nous empêche de nous adapter aux changements climatiques.
Elle parlait bien. Face à ce type de personnage, Ramaad était toujours partagé entre la jalousie et l’admiration. Elle représentait quelque part l’idéal qu’il voulait devenir mais n’était pas encore — voire ne serait jamais. Il était assez troublé. Pour se dépêtrer de ces incertitudes, il forgea un second mensonge, un troisième, un quatrième etc. Un quart d’heure s’écoula sans qu’il sut si il avait suscité une impression conforme à celle qu’il souhaitait créer : un type aux mille-vies et aux milles-relations, brillant touche-à-tout, actuellement sous-employé par la Fondation. Face à de grands pontes comme Ms Liǎojiě, cette construction virtuelle ne pouvait réussir qu’à demi — Ramaad n’était pas sûr que ce fût le cas. Par exemple, y avait-il bien un théâtre Schubert à San Francisco, où n’était-ce que le produit de son imagination inspiré par je-ne-sais-quoi ?

Il la quitta à trois heure moins le quart. Plus exactement, il pensait la quitter, car elle le retint encore deux ou trois minutes :
— J’aurais besoin de vous voir. Pour discuter de deux-trois choses importantes.
— Certainement. Quand vous voulez…
— Demain soir, si cela vous va. Après la fermeture des bureaux. A dix heures.
— Très bien. Je note ça tout de suite.
Il gribouilla rapidement sur une feuille-écran. Puis se retira rapidement. Il avait sept minutes de retard. Le conversant allait lui taper sur les doigts et le mettre en arrêt-maladie. Il n’y tenait absolument pas et comptait travailler sans interruption jusqu’à décembre afin d’amasser un trésor de guerre conséquent. Il ne prendrait d’ailleurs pas de vacances.

Au cours de la journée, il s’interrogea à plusieurs reprises sur la nature exacte de ce rendez-vous informel : pourquoi attendre la fermeture ? pourquoi lui ? Ms Liǎojiě était certes l’une de ses responsables hiérarchiques. Mais les règles managériales découlant du Détachement relationnel proscrivait ce type de relations directe entre un simple exécutant et un cadre aussi haut placé.

En même temps, tout ce qui le rapprochait du poste de Rau Mandala était bon à prendre.