samedi 6 août 2011

wiki-roman-feuilleton (3/60)

Ramaad portait un épais plateau-repas. Il contenait pêle-mêle une choucroute aux deux poissons, un pichet de vin de banane, divers amuses-gueules, des brochettes de crevettes, une tarte au citron etc. Il était destiné pour lui seul. Il n’était généralement pas un gros mangeur. Il tirait cependant parti de circonstances exceptionnelles.

L’on commémorait aujourd’hui le jour de la Dégradation. Trente ans plus tôt, jour pour jour, une agence de notation au nom vaguement oublié — il figurait comme de juste sur Wikipédia : Standard and poor’s — dégradait la dette publique américaine. S’en étaient suivis une rechute, une seconde crise gravissime, l’affaiblissement de l’État, puis sa disparition… La plupart des gens ignoraient désormais la signification de cette Dégradation. Les repères nécessaires à son explicitation s’étaient perdus — ils ne subsistaient qu’à l’état de témoignages historiques. Les agences de notations étaient rigoureusement interdites (il existait toujours des agences clandestines, mais leur pouvoir performatif demeurait singulièrement réduit). La notion d’État n’avait de sens que dans les démocraties moyen-orientales, en Chine et dans les satellites de cette dernière.

Ramaad connaissait bien cette histoire. Il ne l’avait pas vécue directement — le hasard avait voulu qu’il naisse trois semaines après la Dégradation, le 22 août 2011. Il s’était indirectement renseigné, en « nettoyant » les articles de plusieurs responsables de Standard and Poor’s. Ceux-ci donnaient un compte-rendu minutieux des opérations qui avaient conduits à cette dramatique issue. Figuraient ainsi textuellement les débats, les prises de positions, les valses-hésitations qui avaient animés l’agence depuis le dépôt de l’avertissement (début juillet) jusqu’à sa concrétisation. Ces textes restaient d’ailleurs privés et rien ne permettaient légalement leur publication sous licence CC-BY-SA. Pour autant la Fondation ne les avaient pas supprimés lorsqu’ils étaient premièrement apparus, en 2027. Standard and Poor’s avait sombré corps et bien et nul n’osait se réclamer de son héritage — y compris, et même surtout, un multimilliardaire assez médiatique qui détenait sans que personne n’en sache rien une participation importante dans l’agence…

Ramaad pensait à la Dégradation. Personne autour de lui n’en parlait. La cantine n°7 de la Fondation bruissait de rumeurs diverses. Certaines, futiles, d’autres moins. Un marronnier assez vivace s’était réactivé en cette période estivale : la Fondation aurait été infiltrée par un vandale qui, à force de discrétion, serait parvenu à prendre en charge, et saboter, une activité stratégique. Ramaad était là depuis trop longtemps, avait entendu trop souvent cette histoire avec des habillages différents pour lui accorder une quelconque attention. Il s’avançait vers une petite table à l’écart.

Son intention première était de déjeuner au pont wiki. Avec ce temps-là il ne fallait pas y compter. Paris était lessivé par de violentes pluies tropicales. Il faisait assez chaud (environ 25° ce qui n’était pas si élevé pour la saison), mais le soleil demeurait invisible, sauf par quelques brèves intermittences. La mousson, bref. Ramaad était content pour sa rizière — il détenait un demi-arpent sur le toit de son immeuble. Il était moins content pour lui. Il regarda le mur d’eau s’étioler derrière la grande baie vitrée. Il commença à manger.

Il commençait à caler et glissait ses brochettes dans un sac isolant. Quelqu’un vint s’asseoir en face de lui. Une femme bien habillée d’une quarantaine d’années. Il pensait la connaître de visage, à défaut de la remettre complètement. Le vin de banane aidant, il dénicha dans sa mémoire la fiche d’identité de cette personne. Prénom : Léa — Nom : Liǎojiě — Activité : Responsable éditoriale associée à la restructuration de l’encyclopédie seconde. En bref, une sommité de la Fondation.

Toujours avec sa possible promotion en tête, Ramaad jugea bon d’entreprendre la conversation :
— Quel temps…
— Mmm…
— Je disais quel temps… L’été ne nous a pas gâté. J’aurais mieux fait de prendre mes vacances comme tout-le-monde.
— Je ne pense pas. Vous savez, c’est le même temps partout. C’est même pire en bord de mer.
— C’est vrai ce que vous dites. Mon frère vient d’appeler de Dinard et il est coincé dans un abri imperméable.
Ramaad n’avait pas de frère, mais il éprouvait toujours des difficultés à entretenir une discussion. L’invention lui servait de palliatif — il gagnait en confiance dès lors qu’il se mettait à raconter des histoires. Kris lui avait appris ce matin, par zào interposé, la situation assez pénible à laquelle étaient confrontés nombre de vacanciers français. Il en avait extrapolé une anecdote vraisemblable.
— Vous comptez partir ?
— En septembre. Pas avant. La plupart des gens ne l’ont pas encore compris, mais c’est le mois le plus chaud. La résilience de nos habitudes nous empêche de nous adapter aux changements climatiques.
Elle parlait bien. Face à ce type de personnage, Ramaad était toujours partagé entre la jalousie et l’admiration. Elle représentait quelque part l’idéal qu’il voulait devenir mais n’était pas encore — voire ne serait jamais. Il était assez troublé. Pour se dépêtrer de ces incertitudes, il forgea un second mensonge, un troisième, un quatrième etc. Un quart d’heure s’écoula sans qu’il sut si il avait suscité une impression conforme à celle qu’il souhaitait créer : un type aux mille-vies et aux milles-relations, brillant touche-à-tout, actuellement sous-employé par la Fondation. Face à de grands pontes comme Ms Liǎojiě, cette construction virtuelle ne pouvait réussir qu’à demi — Ramaad n’était pas sûr que ce fût le cas. Par exemple, y avait-il bien un théâtre Schubert à San Francisco, où n’était-ce que le produit de son imagination inspiré par je-ne-sais-quoi ?

Il la quitta à trois heure moins le quart. Plus exactement, il pensait la quitter, car elle le retint encore deux ou trois minutes :
— J’aurais besoin de vous voir. Pour discuter de deux-trois choses importantes.
— Certainement. Quand vous voulez…
— Demain soir, si cela vous va. Après la fermeture des bureaux. A dix heures.
— Très bien. Je note ça tout de suite.
Il gribouilla rapidement sur une feuille-écran. Puis se retira rapidement. Il avait sept minutes de retard. Le conversant allait lui taper sur les doigts et le mettre en arrêt-maladie. Il n’y tenait absolument pas et comptait travailler sans interruption jusqu’à décembre afin d’amasser un trésor de guerre conséquent. Il ne prendrait d’ailleurs pas de vacances.

Au cours de la journée, il s’interrogea à plusieurs reprises sur la nature exacte de ce rendez-vous informel : pourquoi attendre la fermeture ? pourquoi lui ? Ms Liǎojiě était certes l’une de ses responsables hiérarchiques. Mais les règles managériales découlant du Détachement relationnel proscrivait ce type de relations directe entre un simple exécutant et un cadre aussi haut placé.

En même temps, tout ce qui le rapprochait du poste de Rau Mandala était bon à prendre.

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