mercredi 10 août 2011

wiki-roman-feuilleton (6/60)

— Mais c'est un travail de patrouilleur
— Le travail de patrouilleur est déjà fait [claquement de langue significatif qui traduisait une certaine posture condescendante]… Fait et bien fait. Je ne tiens pas à vous en dire beaucoup. Suffisamment pour que vous pouviez commencer votre enquête… Mais, pas plus que suffisamment.
— Vous ne me faîtes pas confiance.
— Ce n'est pas la question. On vous fait — raisonnablement — confiance. On a soumis votre CV en même temps que ceux de vos collègues à la DD…
— La DD ?
— Détection des défection. Du jargon administratif. Il ne s'agit pas d'un service mais d'un centre informatique de traitement des données qui, en fonction des antécédents et du comportement présent évalue le risque de défection potentiel ou RDP, d'un individu donné. Votre RDP était très faible, de l'ordre de 2,1 %, sachant que le RDP moyen tourne autour de 5,4% par décennie. Par comparaison, vos trois collègues présentent des taux sensiblement plus élevés : 6,3% pour M. Buntu, 7,7% pour Ms Tamah et jusqu'à 13% pour M. Claustmar.
— Hmm… Qu’est-ce que vous entendez exactement par défection ? La trahison complète, l’espionnage en amateur, le simple fait de s’arranger de temps à autres… Le terme me paraît vague. Trop vague pour permettre la mise au moins de séries statistiques.
— Par défection l’on entend le fait de renier complètement l’autorité hiérarchique. D’agir comme si l’on ne faisait pas à proprement partie d’une organisation. L’arrangement intempestif mène à la défection, mais ne constitue pas la défection en elle-même. Un peu l’équivalent d’une drogue : on ne dira pas d’un sujet non dépendant qu’il est drogué. Juste un drogué potentiel.
— OK. Vous me faîtes donc confiance. Mais vous ne me dîtes rien, ou presque. Il y a un truc qui cloche.
— Nous ne sommes pas dans une situation facile. Je vous demande de faire preuve d’un peu de compréhension. Ce qui se passe est beaucoup trop gros pour que vous le sachiez. Ça vous handicaperait. Pas seulement pour cette mission. Pour votre vie entière. On n’a pour l’heure qu’une faible idée des acteurs impliqués. C’est suffisant pour nous ôter le sommeil…
— Cela vous effraie vraiment, ce truc ? Tant que ça ? J’ai du mal à imaginer. La Fondation paraît si puissante.
— Elle l’est, Ramaad, elle l’est… Mais, réveillez-vous et regardez un peu autour de vous. Il n’y a plus de police. La violence légitime est détenue par les milices et les agences de surveillance, et cette violence-là se monnaye. Celui qui a de l’argent n’a rien à craindre et tout à espérer.
— Si vous le dîtes… Bon, concrètement, qu’est-ce que je dois faire ?
— Dans l’immédiat pas grand chose. Les véritables opérations commenceront la semaine prochaine. Tout ce qu’on vous demandera c’est de prendre contact avec Guido Colón. Vous le connaissez ?
— Non.
— C’est un patrouilleur. Il vous assistera. Vous devrez faire appel à lui pour vérifier les contributions masquées.
— Pourquoi ne pas faire appel à Théo ? Théo Victor. Je m’entends bien avec lui. Je sais comment il travaille.
— M. Victor fait partie de la liste des défecteurs potentiels. En tant que patrouilleur attaché à votre service, il a accès à votre connexion sécurisée et peut l’utiliser à des fins para-professionnelles.
— Son RDB ou RDP — je ne sais plus — est élevé ?
— Assez. 10,35%. Mais vous ne devez pas y accordez trop d’importance. Au même titre que votre administratrice, Ms Korruptsiya, il appartient à un second cercle de suspect. Techniquement, tous deux peuvent avoir initié la manipulation. Ils ne peuvent pas l’avoir mené jusqu’à son terme. Leurs temps de présence sont trop brefs : M. Victor agit comme patrouilleur pour le compte de quatre autres services ; en tant qu’administratrice Ms Korruptsiya a bien d’autres choses à faire que de traîner à faire de l’éditorial. Il leur fallait au moins l’assistance d’un complice — soit l’un de vos trois collègues.
L’enregistrement s’arrêtait là. La conversation s’était certes poursuivie sur certains points secondaires et d’autres qui l’étaient moins. Néanmoins, Ramaad ne jugeait pas nécessaire d’en informer Guido Colón. Il avait édité le fichier sonore et accolé avec une grande finesse le « l’un de vos trois collègues » avec « bonsoir — bonsoir — claquement de porte ». A l’audition c’était indécelable.

Colón demanda à réécouter deux ou trois points sensibles. Il inscrivait quelques traits furtifs sur une feuille-écran fraîchement déroulée. Tout en lui dénotait le professionnel. Il avait manqué de peu d’obtenir le prix de patrouilleur de l’année en février. Il ne manquerait pas sa promotion. Cette affaire était, pour sa carrière, une voie royale : une embrouille énorme, destinée à demeurer occulte. Indépendamment des résultats obtenus, il faudrait lui acheter son silence. Il ne continuerait à collaborer avec la Fondation qu’en montant en grade.

Il y a une heure encore, Ramaad craignait de devoir se reposer sur un incompétent. Ses craintes étaient maintenant exactement inverses : Colón risquait, non, allait lui piquer le job. A évaluer leurs positions respectives, il visualisait très clairement le schéma qui allait se mettre en place : Ramaad espion, indicateur et homme-à-tout-faire qui se renseigne et agit pour le compte de Colón, décideur, expert et homme-à-tout-savoir. Il prendrait tous les risques, se ferait probablement détecter puis enlever par une milice dans l’indifférence générale. Tranquillement entreposé dans les locaux de la Fondation, Colón récolterait seul les lauriers de la mission — ou, car c’était plus probable, les lauriers de son silence.

Ramaad avait coupé le fichier pour jauger l’intelligence de son interlocuteur : si il s’avérait aussi borné et petit-bourgeois que Théo Victor, il ne serait pas la peine d’aller plus loin. Cette précaution n’avait plus aucune signification désormais. Rien qu’à voir la mine un peu indécise de Ramaad, Colón avait deviné l’ampleur de l’affaire. Il agirait en conséquence.

Toutefois en gardant pour lui seul quelques billes, Ramaad se gardait un ascendant que, malgré toute sa sagacité, le patrouilleur serait bien incapable de lui dénier. Il verrait plus clair. Il verrait plus loin. Pour l’heure, il feignait la modestie et plaçait le patrouilleur dans la très confortable position de maître d’école :
— Que dois-je faire ? Ms Liǎojiě m’a confirmé que les opérations ne débuteraient que la semaine prochaine. Je suppose que je dois les préparer en amont. Vous avez plus d’expérience de ces choses que moi. Que me conseillez-vous ?
— « Avant d’agir il faut penser » dit le dicton. On ne va pas procéder autrement. Je propose qu’on se répartisse la tâche. De votre côté, vous sondez discrètement vos collègues. Vous essayez d’identifier leurs engagements, leurs affiliations courantes : que font-ils en dehors des heures de travail ? participent-ils à des associations quelconques ? Ce genre de junk. De mon côté, je compile les données biographiques sur eux, en écumant les ressources de la Fondation, de l’État civil. Avec un peu de chance ils se sont inscrit sur Facebook avant que le réseau ferme. Quels âges ont-ils ?
— Anya a 32 ans. Les autres je ne sais pas. Ils sont assez taiseux sur leur vie privée.
— Pas de souci. On saura tout ça bien assez tôt. Et, tant que j’y pense, afin de concorder nos efforts, ce ne serait pas plus mal qu’on reste en contact… discret.
Il lui passa un petit appareil, vraisemblablement destiné à s’accrocher sur une ceinture.
— La notice est à l’intérieur.
Sur ce, il retourna à ses feuilles-écrans. La réunion était terminée.

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