dimanche 29 janvier 2012

Totems.

Il n'y a plus de doute possible : la wikipédia francophone est en train de se wikipolitiser voire de se politiser tout court. Après la poussée de fièvre sur le SOPA, on assiste à la naissance d'un clivage particulièrement marqué, révélateur probable de deux idéologies préexistantes dont les linéaments ontologiques se nichent jusque dans la psyché irl des principaux acteurs de la communauté. L'Alternative se pose en ces termes : oiseau disparu ou animal mythologique ? piaf agonisant ou pokémon antiquisant ?

The Fight…


De quoi parlé-je au juste ? Mais des totems. Vous savez, ce petit folklore typiquement wikipédien (visiblement importé de certaines grandes universités) qui permet de repérer facilement la « génération » de chaque contributeur. Je ne peux que reconnaître que ça fait beaucoup plus classe de dire aux nouveaux venus, « moi tigre à dents de sabre / toi la fermer sinon moi grrrr » plutôt que « je suis arrivé en 2006 ce qui me confère d'office une certaine expérience dont vous devriez tenir compte avant de vous croire tout permis ».

Il y avait déjà eu une guerre des totems. C'était en 2007 et la lutte, sanglante (les déperditions d'octets ont été colossales) opposait la fière faction des Glyptodons (qui recueillait la majorité des votes des nouveaux arrivants) à la redoutée ligue des Ours (qui recueillait la majorité simple). Le tout s'était conclu par un modus vivendi un peu bancal : les contributeurs de 2007 peuvent choisir celui des deux totems qui leur sied le plus.

Depuis lors, le spectre de cette guerre originelle n'a jamais cessée de planer. L'année dernière, la grèbe roussâtre l'avait emporté d'une voix contre le Mégalodon, suscitant de lourdes menaces, finalement sans conséquences. Cette année, la dissension s'impose assez tôt, dès le premier tour (celui des thèmes génériques ou thèmes-cadres). Des escarmouches naissantes ont commencé à s'exporter sur le bistro. Saupoudrant un peu de plutonium sur le feu doux, certains ont entrepris d'ouvrir une section préconisant la suppression des totems.

Qu'en penser ? Je dois dire que je suis un peu amusé. J'ai toujours bien aimé les totems et, ce qui va paraître curieux, les querelles autour des totems. Soyons clair, les guerres d'édition font partie du quotidien de Wikipédia : c'est peut-être triste, mais ce ne serait pas wikipédia si ce n'était pas comme ça. Or, un conflit inutile c'est un peu comme un combat à balles blanches ou un poker avec des mises en bouton, ça stimule l'esprit sans le détraquer. On retrouve un peu l'effet libérateur des carnavals d'antan : mieux vaut relâcher la pression sur un truc sans enjeux plutôt que de l'accumuler en attendant une déflagration violente.

Ceci dit, je suis un peu excessif. Si ils n'ont rien à voir avec la matière première de l'encyclopédie, les totems ne sont pas rigoureusement inutiles. Outre qu'ils mettent un peu de couleur dans les gris couloirs de la science appliquée, ils déterminent, sur un mode symbolique, une temporalité.

Je l'ai déjà souligné dans mon dernier billet pour Rue89 : Wikipédia « a toujours eu une haute conscience de son historicité. » Cette haute conscience, on peut l'imputer à l'un des éléments constitutifs du wiki : l'historique, sorte de machine à remonter le temps et de machine à comparer les temps. Les actions et contributions de chacun se trouvent désignées par des dates, des heures et des minutes. Elles sont d'abord et avant tout comprises par rapport à leur identité temporelle.

Autoportrait de mon « moi » wikipédien en janvier 2007


En ce sens l'année constitue une communauté objective : l'ensemble des modifications, inscriptions, opérations qui comprennent le symbole 2000+n. Parler de la Wikipédia de 2003, de 2006 ou de 2009 ce n'est pas seulement évoquer une communauté vaguement ressentie dont il existe autant d'images que de souvenirs et autant de souvenirs que d'impressions individuelles. C'est insister sur une relation sémantique — si je puis me permettre cette métaphore grammaticale, tous les diffs de 2009 sont déclinés au cas 2009 — qui se trouve renforcé par la concomitance d'un état technique (l'interface et ses nombreux dérivés logiciels à l'instant t) et d'un état juridico-éditorial (les règles de la rédaction encyclopédique et leur application effective à l'instant t).

Les étapes et les moments de Wikipédia ne font pas que se succéder. Ils continuent de cohabiter. L'été dernier, j'avais lancé une première opération de « reconquête » des articles fondamentaux de la science politique. Quasiment rien n'avait bougé depuis 2006-2007. J'expérimentais une sorte de voyage dans le temps en retrouvant des modèles, des syntaxes, des tournures datés, qui me rappelaient terriblement l'ère de mes débuts de contributeur.

Wikipédia compose ainsi un feuilletage temporel. Les inflexions caractéristiques de 2006 ou de 2009 se côtoient, s'annulent ou s'agrègent, un peu à l'instar des formations géologiques ou des jeux d'équilibres et de superpositions de la biologie darwinienne. Voilà qui nous ramène aux totems.

Depuis 2002, ceux-ci figurent des animaux, certes disparus, mais qui figurent un certain stade dans l'évolution. Il y a parfois des ruptures de rythme (typiquement, le glyptodon est bien antérieur au tigre à dents de sabre), mais dans l'ensemble on glisse continûment du diplodocus à la grèbe roussâtre (disparue il y a moins d'une trentaine d'années). Soit la courbe de l'évolution des espèces et de leur complexité croissantes — soit, en filigrane la courbe de l'évolution de Wikipédia et de sa complexité croissante.

Le fait que l'on envisage de rompre, pour la première fois, avec cette courbure est significatif. Au moment-même où l'encyclopédie est en train d'entrevoir un nouveau paradigme de développement, la communauté songe à un nouveau mode de figuration symbolique de sa temporalité.

Il y aurait sans doute beaucoup d'autres choses à dire, mais je vais m'arrêter là pour l'instant. Le sondage n'est pas encore achevé et je ne tiens pas à l'influencer par des exégèses déplacées. Je dois dire que je ne pensais pas que ce billet prendrait tant d'ampleur. Initialement, je souhaitais simplement y aller de ma petite voix amusée sur un sujet périphérique et je me retrouve à décanter des questions profondes que je souhaitais aborder dans un tout autre billet ; tout est dans tout.

mardi 17 janvier 2012

Exception francophone

C'est à-peu-près officiel. Trois des quatre plus importantes Wikipédias ont décidé de s'engager contre le SOPA, ce super-hadopi américain dont j'ai déjà détaillé les implications ici et . Avant même de s'actualiser, ces engagements ont peut-être déjà porté leur fruit, dans la mesure où il semblerait que le SOPA ait été abandonné (du moins dans sa version originelle, mais un canada dry n'est pas à exclure…).

Suivant en cela la ligne esquissée par Jimmy Wales, la Wikipédia anglophone lance un appel aux avis des principaux contributeurs. La consultation vient tout juste de se finir et l'on voit déjà clairement se détacher les deux options principales : un blocage du site pour toutes les IPs en provenance des États-Unis (479 supports) ; un blocage de l'ensemble du site quelque soit la provenance de l'IP (591 supports). Inversement, la perspective d'une absence de réponse (et donc d'une encyclopédie non-engagée) n'a pas passionné les foules. Tout juste 73 supports, ce qui est très peu en regard de la considérable participation (environ 5-7% du total). En conséquence, Jimmy Wales a annoncé un blackout de l'ensemble du site (l'option la plus soutenue) pour demain. A priori, ce projet sera maintenu en dépit des rumeurs de suspension du SOPA (sachant que le PIPA ou Protect-IP Act, tout aussi problématique, demeure).

Les germanophones s'étaient réveillés beaucoup plus tôt. Dès la mi-décembre, ils avaient ouvert une Initiative gegen den SOPA. La question était un peu moins ouverte : il s'agissait simplement de savoir si l'on soutenait une action de protestation (Protestmaßnahmen) en solidarité (unterstütze die Aktionen der WP-EN) avec la Wikipédia anglophone. La nature de cette action de protestation n'est pas précisée : on évoque un bandeau, un pop-up, mais apparemment pas de blackout. Les résultats sont un peu moins tranchés que sur la Wikipédia anglophone. 132 avis soutiennent une éventuelle action de protestation ; 19 s'y opposent, soit un ratio de 85/15%.

Dernier cas de figure, et le plus attendu, celui des italophones. Une subdivision du bistro local (ou bar) est consacré à un Stop Sopa initiative. Visiblement assez emballés par le succès du blackout d'octobre dernier contre une loi de Berlusconi, les italophones soutiennent presque unanimement une action collective. Sur une centaine d'avis, seulement quatre s'inscrivent apparemment dans l'opposition (Nessuna iniziativa). Qui plus est, les quelques remarques que ces derniers formulent sont assez modérées (EH101 demande simplement qu'on prenne le temps de réfléchir).

Voilà à-peu-près tout ce qu'on pourrait dire des trois grandes initiatives qui se préparent ou ont été préparées. Toutefois, qu'en est-il de la quatrième encyclopédie, soit, pour ne pas la nommer, de la Wikipédia francophone ? Ben, comme on le soulignait sur le bistro d'hier, pas grand chose.

Ce n'est pas faute d'avoir été assez bien renseigné : la presse francophone a assez vite embrayé sur le sujet avec des articles réguliers dès novembre. De plus, j'ai pris l'initiative de traduire rapidement l'article de en sur le SOPA — je l'ai un peu délaissé depuis, mais l'article de fr coure assez correctement l'événement. On ne peut donc pas parler d'un déficit d'information, mais plutôt d'un déficit de volonté, dans une certaine mesure intentionnelle.

Il y a certes eu une tentative de prise de décision assez abstraite en novembre (aucun cas concret n'était considéré : le comma29 avait été liquidé et le SOPA commençait tout juste à se faire entendre). Comme en témoigne les remarques exclusivement critiques formulées contre elle dans la page de discussion, elle n'a pas eu un grand succès (en l'occurrence, mon avis était l'un des plus favorables). Et puis, plus rien. Nada. Zilch.

Comment rendre compte de cette exception, de ce non-interventionnisme francophone ? Il n'y a sans doute pas d'explication simple, mais fr a sans doute été moins marqué que ses congénères par les interférences étatiques. La preuve en est que les italophones, vaguement traumatisés par le comma29, marchent comme un seul homme contre le SOPA. Les germanophones demeurent un peu plus sceptique, mais je suspecte que la Zugangserschwerungsgesetz, un projet de loi avorté de 2010 extrêmement draconien contre la pédophilie, a laissé des traces. Par comparaison, les français qui composent les trois quarts des francophones ont Hadopi, un machin qui fonctionne mal (en fait, il ne fonctionne plus du tout depuis décembre dernier) et a plutôt encouragé que découragé le développement de l'encyclopédie en promouvant le contenu libre de droit.

Après, cette exception francophone va-t-elle tenir sur le long terme ? Cela me paraît assez incertain. Alors que le paradigme législatif dominant est en faveur d'un contrôle accru du net, il n'est pas impossible qu'on se réveille un beau matin avec un équivalent du SOPA ou du Comma29 dans le Journal officiel.

Et puis, l'on peut se demander si Wikipédia n'est pas en train de se doter d'un rôle social, qu'elle assumait déjà en sourdine : outre la diffusion des connaissances encyclopédiques, la défense de la diffusion des connaissances encyclopédiques. La politisation de Wikipédia dont il serait question n'a sans doute rien à voir avec un parti politique, mais beaucoup à voir avec une association civile. Le but n'est absolument pas de se positionner à gauche ou à droite, mais d'alerter le législateur sur les implications, pas toujours prévues, d'un projet de loi, comme le ferait, par exemple, une institution universitaire (une université peut d'ailleurs tout-à-fait se mettre ponctuellement en grève sans que cela ne porte apparemment préjudice à la réputation de neutralité des travaux qui y sont produits).

La question de savoir si cette réorientation est voulue se pose à peine : le fondateur du site (apparemment la personne la mieux renseignée au monde sur la signification des principes fondateurs) le souhaite ; la consultation anglophone, qui a indéniablement été montée correctement (grâce à un bandeau permanent, sa représentativité est sans doute largement supérieure à celle de nos PDDs) montre un soutien indéniable.

Je ne dis pas le contraire : la réorientation va sans doute décevoir de nombreux contributeurs de valeur. En même temps, ce ne sera sans doute pas la première fois. On l'a peut-être un peu oublié, mais pendant la période 2006-2009, la montée en rigueur des articles encyclopédiques et les dissensions qui s'en étaient suivies avaient déjà occasionné d'innombrables psychodrames et de bruyants claquements de porte. Le projet avait tenu le choc. La réinterprétation du second principe fondateur (on a glissé d'un « citer vos sources » [dans une bibliographie à la fin de l'article] à « citez vos sources » [en assignant à chaque information une note dûment référencée]) est entrée dans les mœurs.

Personnellement, je ne peux pas dire que je sois complètement emballé par cette évolution (en mon temps, je n'avais pas non plus été emballé par la soudaine déferlante des références), mais je vivrais avec. Je m'efforcerais simplement de veiller à ce que les actions de protestations soient effectuées avec discernement — typiquement, après examen des projets de loi, il me semble que le SOPA est, pour Wikipédia, beaucoup moins nocif que le comma29, et ne mérite sans doute pas tout ce ramdam.

Petits ajouts subisidiaires (je manque de temps pour les intégrer directement dans le corps du billet) : la wikipédia hispanophone a également évoqué, favorablement, la possibilité d'un bandeau de soutien ; Commons s'est déjà décidé à mettre en place un tel bandeau. Bref, mis à part fr, tous les grands projets de la Wikimedia Foundation ont l'air de s'accorder sur la nécessité d'un engagement.

jeudi 12 janvier 2012

Wikibétisation partielle

J'avais d'abord pensé consacrer un billet à l'Affaire et ses multiples et confuses répercussions / ramifications. Je crois finalement que je n'en ferais rien. Comme je le soulignais à mes commentateurs (et, indirectement, à moi-même), Wikipédia ne se réduit pas qu'à cela. Ce type d'événements peut paraître considérable aux membres actif de la communauté (et j'en suis…), mais intéresse finalement assez peu de monde. La page par laquelle le scandale est arrivé a ainsi attiré environ 5000 visites en trois jours. Seulement, ce nombre est biaisé par les fréquentes visites des principaux contributeurs, désireux de réagir ou de se tenir au courant (sans compter qu'une contribution implique fatalement une réouverture de la page). En vérité, je ne pense pas me tromper en estimant le nombre de visiteurs uniques à deux ou trois cents. A l'échelle d'un site comme Wikipédia, c'est finalement assez peu.

Bref, je me suis efforcé, pour le moment, de me décentrer de cette séquence événementielle assez trouble. A défaut, je préfère présenter une sorte de supplément de mon dernier billet, sur un thématique, moins polémique, mais tout aussi (voire davantage) significative : la wikibétisation.

De quoi s'agit-il ? D'une sorte de mot-valise entre alphabétisation et wikipédia que je me amusé à forger cette nuit entre deux petites insomnies. Le fait est que la syntaxe wiki a atteint un stade de complexité à partir duquel un apprentissage est nécessaire. Avant de pouvoir effectivement contribuer, plusieurs dizaines de formules (balises, modèles, wikification…) et d'actions (édition…) doivent être à-peu-près connues et maîtrisées. A ceci s'ajoutent quelques arcanes de fonctionnement du site (identifier les pages de discussion, les pages utilisateurs, les lieux où l'on peut demander de l'aide). Et je ne mentionne même pas les multitudes de bandeaux et règles ou le cas de constructions complexes comme les infoboxes, tableaux ou portails… Bref, à moins d'avoir du temps ou d'être motivé, il est difficile d'apprendre tout cela sur le tas. Il m'est d'ailleurs arrivé à deux ou trois reprises de décrocher de wikipédia pendant plusieurs mois ; à mon retour, j'avais fatalement dû effectuer une sorte de rattrapage afin de maîtriser des formules nouvelles et/ou me remémorer quelques oublis.

Pour cette raison, l'encyclopédie tend à devenir, de plus en plus, l'apanage de contributeurs expérimentés. Il y a quelques années, il m'arrivait fréquemment de croiser des contributeurs occasionnels, qui intervenaient à intervalles irréguliers, et cessaient parfois d'intervenir au bout de quelques mois. Pour exemple, je pourrai citer le cas de Liszt qui, comme son nom l'indique, s'est du jour au lendemain décidé à contribuer sur l'article Franz Liszt. L'article, alors indigent, acquiert un plan stable, qui l'a mis en bonne voie vers la labélisation. En tout et pour tout, Liszt (le contributeur…) n'a effectué que 400 éditions.

Est-ce qu'il pourrait encore contribuer aujourd'hui ? Je n'en suis pas très sûr. Sur la page de discussion on lui avait déjà demandé (très poliment) de respecter la neutralité de point-de-vue. Il avait un peu maugréer. Rien, ou pas grand chose, n'était dit des références, alors peu usitées début 2007.

Tout cela reste assez subjectif, mais j'ai l'impression qu'avec la montée en rigueur (au demeurant nécessaire à partir du moment où Wikipédia devenait l'un des principaux médiateurs de la connaissance intellectuelle et scientifique), ce type de profil s'est fait de plus en plus rares. Ne restent que des spécialistes, des gens suffisamment motivés pour s'accrocher ou… des vandales. Ce qui explique peut-être les difficultés actuelles de la communauté, qui tend à se resserrer autour de quelques noms et de quelques enjeux.

Y a-t-il une solution pour attirer de nouveau les contributeurs occasionnels ? J'ai déjà mentionné le cas de l'interface WYSIWYG, mais elle offre surtout une facilité apparente. Certes on ne voit plus ni modèles, ni balises, ni crochets, mais leur fonction demeure (quoique plus intuitive, peut-être). Il est nécessaire d'en faire plus pour intéresser le contributeur occasionnel et lui éviter un apprentissage trop pénible.

En lisant une publication qui n'a aucun rapport direct avec Wikipédia, Écrire à Sumer de Jean-Jacques Glassner, je suis tombé sur une résolution possible de ce problème. Glassner remarque notamment que, en dépit de sa complexité, l'écriture cunéiforme s'est répandue dans la société toute entière, bien au-delà des groupes restreints de scribes participant à l'administration royale.

[Jack Goody] rappelle que les progrès de l'écriture se manifestent d'abord dans les usages les plus fonctionnels. Or l'écriture sumérienne est de celles qui peuvent s'apprendre par additions ; il n'est pas obligatoire, pour pouvoir s'en servir, de connaître toutes les potentialités qu'elle renferme, il suffit d'avoir appris une quantité déterminée de signes et de valeurs. (p. 257)


Tablette de marchands assyriens se contentant des fondamentaux de l'écriture


Il suffit de remplacer l'écriture sumérienne par Wikipédia pour comprendre l'issue qui s'offre à nous : une sorte de Wikibétisation partielle. Peu d'éléments sont finalement nécessaires pour contribuer dans le respect des principes fondateurs : les références et, dans une moindre mesure, la wikification. Le reste relève plutôt de la cosmétique (les == pour les subdivisions, le modèle {{s|}} pour les siècles…) ou de la macro-organisation de Wikipédia (les catégories et portails). Le cœur du projet, soit l'adjonction d'informations sourcées, peut être effectué sans maîtriser grand chose de la syntaxe wiki — sachant qu'ensuite, par additions successives, tout le reste peut venir.

Il y aurait un peu toute une réflexion à mener à ce sujet, notamment en terme de priorité des informations transmises aux nouveaux contributeurs. Typiquement, on pourrait s'interroger sur l'inclusion d'indications relatives sur la valeur encyclopédique des références (ouvrage ou article universitaire=béton / article de presse=à voir / rien du tout ou « on dit » mondain dans Gala=foutu) et sur la mise en forme de la bibliographie (au moins indiquer l'éditeur et la date d'édition : le reste se déduit facilement). Il ne faut pas se leurrer : c'est là-dessus que les contributions de chacun sont jugées, et pas sur l'oubli d'un modèle X ou d'un catégorie Y.

Concrètement, comment se passeraient les choses ? CO, un Contributeur Occasionnel, tombe sur un article sur un sujet qu'il connaît bien, mais qui demeure dans un état indigent. Plutôt que de passer son chemin, il corrige une formulation maladroite (nous sommes dans une interface WISIWYG ; il n'hésite pas), puis se décide à retravailler l'article en profondeur. Tout ce qu'il sait faire, c'est mettre les numéros de pages de sa source principale (l'étude d'un spécialiste) en rapport avec ses phrases. Ceci fait, un Contributeur Confirmé (ou CC) remarque les adjonctions, et éclaire un peu tout ça : création de subdivisions, normalisation des références, rajout de catégories pour tenir compte des nouvelles informations… Au total l'article est devenu très convenable.

Là-dedans il y a tout de même un hic, ou plus exactement un présupposé : CO possède une très bonne source. Or qu'adviendrait-il dans le cas contraire ? Celui où il souhaite améliorer l'article sans avoir la référence sous la main ? Sachant, qu'étant occasionnel, ce contributeur n'est pas motivé au point de se mettre en quête du bon outil de travail dans une bibliothèque. L'abandon paraît certain. Il existe pourtant une sorte de « parade ». Je l'aborderai dans un prochain billet (oui, je sais, c'est frustrant, mais comme je n'ai pas écrit depuis longtemps, je tiens à refidéliser ma clientèle…).

lundi 9 janvier 2012

Le tournant…

Bon allez… Je sors un peu de ma torpeur pour y aller également pour ma petite note personnelle sur le plus beau marronnier de l'année : le changement d'année. Et c'est parti pour quelques considérations fluctuantes sur le temps qui passe et qui ne revient pas, le temps qui arrive mais qui n'est pas encore là, l'état de l'encyclopédie à l'intant t, ses perspectives à l'instant t' etc. etc.

Je ne vais pas m'amuser à faire le bilan de l'année. Pierrot et Tony s'en sont déjà très bien chargés. Je ne partage pas tous leurs points-de-vue, mais je ne vois rien à redire au tableau général. Non, je vais profiter de ce passage à l'an 2012 après l'anniversaire de quatre ans de Jésus de Nazareth (probablement fêté en famille, dans une simple bâtisse d’Égypte romaine) pour faire un petit point d'histoire wikipédienne.

Wikipédia a 10 ans et bientôt 11 ans. La rondeur apparente du chiffre signifie bien plus qu'un simple symbolisme. Elle signale une sorte d'installation sociale, certes pas définitive (rien ne persiste en ce bas-monde) mais durable. Quoiqu'en disent les Alithia et autres Wikibusters, le projet a tenu bon et n'a cessé de grandir à la fois en taille et en qualité. Il fait partie intégrante de la vie quotidienne de milliers de contributeurs et de millions de lecteurs. Il a investi la société tout entière, au point de poser, parfois, des problèmes de réflexivité : Wikipédia ne peut se citer elle-même, mais en même temps, si elle tient à être objective, elle ne peut méconnaître son impact propre (cas typique : doit-on citer la PDD de Jimmy Wales dans l'article sur le SOPA ?).

Bref, on se retrouve avec quelque chose de phénoménal au sens propre : on peine à le comprendre et encore plus à le diriger. Wikipédia marche toute seule, telle une autocatalyse permanente, suscitant sans cesse ses nouvelles règles et techniques, sans mener vers un but préconçu. Prétendre synthétiser ce développement sans finalité paraît absurde. Et c'est pourtant ce que je suis tenté de faire, plutôt pour le plaisir du geste que pour autre chose.

A peu de choses près, l'histoire de chaque wikipédia paraît se décanter en deux périodes comprenant chacune leur objectif prioritaire : 1p la complétude / 2p la légitimité.

A ses débuts, la wikipédia comporte logiquement un faible nombre d'article. Elle ne peut prétendre concurrencer les publications encyclopédiques voire un simple dictionnaire. Elle est assez peu lue (d'autres concurrents mieux fournis lui font de l'ombre : en 2002 on se serait plutôt référé à l’Encyclopédie de l’agora ou, sous réserve d'en avoir les moyens, souscrit un abonnement à Encarta ou l'Encyclopedia Universalis). Par contre, le principe révolutionnaire de la contribution collaborative attire un noyau de « pionniers », fascinés par l'ampleur et l'ambition du projet. L'encyclopédie grandit et chaque année franchit un cap signifié par le nombre d'articles. Elle finit par s'imposer comme la référence par défaut, attire des millions de lecteurs, est remarquée par la presse et… critiquée. Un peu malgré elle, elle se découvre un rôle social et pédagogique, qu'elle doit assumer pour le mieux. Pour le résumer très schématiquement, l'encyclopédie écrite devient une encyclopédie lue.

C'est à ce stade que s'agence le passage de 1p à 2p. Je suis arrivé assez tôt pour le vivre de l'intérieur. A mes débuts, on m'a fait rapidement remarqué qu'il était nécessaire de ne pas faire de « travail inédit » et de rattacher mes développements à un « selon untel ». Seulement, les notes de bas-de-page n'étaient quasiment pas employées. Il suffisait d'indiquer le nom de l'auteur et une mention plus ou moins complète en bibliographie à la toute fin du texte. Le contexte était très différent et l'on pouvait, de bonne foi, se permettre nombre de trucs limites, mais aussi d'expérimentations, qui ne passeraient plus aujourd'hui.

Réagissant promptement aux critiques qui lui étaient adressées, l'encyclopédie s'est mise à heure universitaire. Les notes de bas de page se sont généralisées, ainsi qu'un autre instrument tout aussi important : l'évaluation des articles, avec des critères de plus en plus rigoureux au fil des années (certains articles classés Bon Début au terme du concours de désébauchage de mars 2011 aurait très bien pu être labélisés quatre ou cinq ans plus tôt). Cette contre-offensive s’est faite dans la douleur (en témoigne cette pétition qui n’est maintenant plus qu'un document historique). Elle a néanmoins porté ses fruits. Le discours anti-wikipédia est devenu clairement minoritaire. Même Pierre Assouline s'est mis à parler en bien d'un article (un seul, il ne faut pas non plus pousser…).

Et maintenant ? L'on pourrait se contenter de suivre cette lancée. L'encyclopédie n'aura certes jamais autant d'articles labélisés que d'articles tout court (en même temps cet objectif, souvent sous-entendu, n'a jamais vraiment été formalisé). Par contre, elle peut clairement viser à améliorer au maximum les articles les plus importants et les plus consultés et à couvrir correctement tout le reste. Ça pourrait suffire, mais ça ne suffit pas.

L'attention porté au lecteur a laissé le contributeur dans l'ombre. Certes le projet wikipédien se révèle toujours suffisamment attirant pour garantir le renouvellement de la communauté (les arrivées = les départs). Toutefois, la croissance de cette dernière ralentit, voire s'inverse sur les wikipédias germanophones et anglophones. Par ricochet, les autres facteurs (création et labélisation d'articles…) progressent non plus géométriquement (de plus en plus vite) mais arithmétiquement (à même vitesse, voire moins vite). L'évolution de wikipédia devient essentiellement cumulative.

Bref, et c'est en fait là où je voulais en venir (on admirera mon sens du suspense), plusieurs indices laissent à entendre que nous sommes à la fin d'un cycle, à la veille d'une nouvelle étape — soit, logiquement 3p. Vers quoi allons-nous ? Tout au long de l'année j'ai pu remarquer une prise de conscience accrue sur un enjeu jusqu'ici un peu laissé de côté : l'accueil des nouveaux arrivants. Auparavant, le fait est que l'on ne prenait pas vraiment en compte le nouveau contributeur : il débarquait, était plus ou moins bien accueilli, plus ou moins bien motivé, restait ou partait, peu importe… Le volume des entrées était suffisamment important pour qu'on ne se soucie guère de son sort.

C'est un peu subjectif, mais il me semble que ce volume a commencé à s'amoindrir un peu à partir de 2008 et plus franchement à partir de 2010. En cause, deux choses. D'une part, il n'y a, logiquement, plus d'effet de surprise : tous ceux que le concept d'encyclopédie collaborative intéresse (c'était mon cas) connaissent Wikipédia. Ensuite, le fait est, indubitable, que la subtilité des règles de rédactions rebute beaucoup de monde. J'ai tenté il y a quelques semaines de « débaucher » quelques collègues doctorants, sans trop de succès. La prise en main est globalement jugée « trop compliquée ». Certains pensaient d’ailleurs que l’inscription était obligatoire et n’avaient pas saisi que le bouton « Modifier » était accessible depuis une IP. Dans la mesure où mes interlocuteurs étaient des gens plutôt savants et qualifiés, je me suis dit qu’il y avait comme un déficit d’information (ou un excédent de timidité).

Bref, la quête exclusive de légitimité montre un peu ses limites, tout comme la quête de complétude cinq ans plus tôt. L'accession à un nouveau seuil qualitatif paraît nécessaire. Sans renoncer d’un iota à une exigence de qualité, il importe d’élargir la participation. L’enjeu ne se résume pas à convaincre quelques milliers d'experts. Il faut voir plus large et encourager l’internaute moyen à devenir une sorte de « contributeur occasionnel », désireux d’ajouter sa petite pierre à l’édifice en corrigeant quelques coquilles, créant ou modifiant un article sur un sujet subsidiaire pour lequel il détient une certaine expertise (l’un des grands mérites de wiki consiste à ne pas séparer culture populaire et culture d’élite : tout-le-monde, ou presque, peut revendiquer une connaissance encyclopédique sur une thématique quelle qu’elle soit sans être frustré par je ne sais quel habitus).

Je serais presque tenté de définir le 3p comme une sorte de désenclavement réciproque, une population assez large s’ouvrant à wikipédia ; inversement, la communauté surmontant sa tendance à se replier sur elle-même. Qu’est-ce qui déterminerait l’apparition de ce nouveau seuil ? Des outils et des techniques. On a eu le wiki pour le 1°, la note de bas-de-page et l’évaluation pour le 2p. Pour le 3p je serais tenté de mettre en avant l’interface WYSIWYG, qu’on nous promet pour cette année. Le bouton « modifier » disparaît. Seul reste un « traitement de texte », immédiatement modelable et appréhendable. La tentation de contribuer s’impose sans médiation préalable.

Il va sans dire que cette mutation technique devra être accompagnée. Une campagne de wikipédisation sera nécessaire pour canaliser tout ce nouveau flux entrant, pour intégrer les nouveaux venus sans les dégoûter. L’enjeu est de taille et va bien au-delà de Wikipédia. Les compétences acquises en tant que contributeur peuvent se révéler précieuses dans la vie réelle. Je me souviens avoir lu sur le bistro, il y a deux ou trois ans, le cas d’un utilisateur qui s’étant familiarisé avec les exigences du travail universitaire, avait pu trouver un job assez qualifié. Dans une même optique, mon expérience wikipédienne m’a grandement aidé à mettre en chantier ma thèse.

En gros, ce qui doit changer, c’est le rapport au texte de wikipédia. Il n’y a pas les écrivains d’un côté et les lecteurs de l’autre, mais des lecteurs-écrivains ou écrivains-lecteurs plus ou moins potentiels. Personnellement, je suis aujourd’hui incapable de lire un article. Je me pose toujours dans une posture de correcteur, voire de rédacteur. Je suis d’ailleurs très frustré lorsque je consulte l’encyclopédie avec un téléphone portable, puisqu’il m’est très difficile d’opérer la moindre modification. Ce changement de rapport au texte était en germe depuis le début de l’aventure Wikipédia, mais j’ai l’impression qu’il commence tout juste à s’actualiser.

Bon, je ne vais pas m’étendre davantage sinon je vais finir recordman de la longueur des vœux de bonne année — ce qui n’était pas vraiment l’idée. Ça permet au moins de contrebalancer d’un coup l’hibernation prolongée de Wikitrekk, qui subit un peu le contrecoup de la thèse et de l’hôtel.