jeudi 12 janvier 2012

Wikibétisation partielle

J'avais d'abord pensé consacrer un billet à l'Affaire et ses multiples et confuses répercussions / ramifications. Je crois finalement que je n'en ferais rien. Comme je le soulignais à mes commentateurs (et, indirectement, à moi-même), Wikipédia ne se réduit pas qu'à cela. Ce type d'événements peut paraître considérable aux membres actif de la communauté (et j'en suis…), mais intéresse finalement assez peu de monde. La page par laquelle le scandale est arrivé a ainsi attiré environ 5000 visites en trois jours. Seulement, ce nombre est biaisé par les fréquentes visites des principaux contributeurs, désireux de réagir ou de se tenir au courant (sans compter qu'une contribution implique fatalement une réouverture de la page). En vérité, je ne pense pas me tromper en estimant le nombre de visiteurs uniques à deux ou trois cents. A l'échelle d'un site comme Wikipédia, c'est finalement assez peu.

Bref, je me suis efforcé, pour le moment, de me décentrer de cette séquence événementielle assez trouble. A défaut, je préfère présenter une sorte de supplément de mon dernier billet, sur un thématique, moins polémique, mais tout aussi (voire davantage) significative : la wikibétisation.

De quoi s'agit-il ? D'une sorte de mot-valise entre alphabétisation et wikipédia que je me amusé à forger cette nuit entre deux petites insomnies. Le fait est que la syntaxe wiki a atteint un stade de complexité à partir duquel un apprentissage est nécessaire. Avant de pouvoir effectivement contribuer, plusieurs dizaines de formules (balises, modèles, wikification…) et d'actions (édition…) doivent être à-peu-près connues et maîtrisées. A ceci s'ajoutent quelques arcanes de fonctionnement du site (identifier les pages de discussion, les pages utilisateurs, les lieux où l'on peut demander de l'aide). Et je ne mentionne même pas les multitudes de bandeaux et règles ou le cas de constructions complexes comme les infoboxes, tableaux ou portails… Bref, à moins d'avoir du temps ou d'être motivé, il est difficile d'apprendre tout cela sur le tas. Il m'est d'ailleurs arrivé à deux ou trois reprises de décrocher de wikipédia pendant plusieurs mois ; à mon retour, j'avais fatalement dû effectuer une sorte de rattrapage afin de maîtriser des formules nouvelles et/ou me remémorer quelques oublis.

Pour cette raison, l'encyclopédie tend à devenir, de plus en plus, l'apanage de contributeurs expérimentés. Il y a quelques années, il m'arrivait fréquemment de croiser des contributeurs occasionnels, qui intervenaient à intervalles irréguliers, et cessaient parfois d'intervenir au bout de quelques mois. Pour exemple, je pourrai citer le cas de Liszt qui, comme son nom l'indique, s'est du jour au lendemain décidé à contribuer sur l'article Franz Liszt. L'article, alors indigent, acquiert un plan stable, qui l'a mis en bonne voie vers la labélisation. En tout et pour tout, Liszt (le contributeur…) n'a effectué que 400 éditions.

Est-ce qu'il pourrait encore contribuer aujourd'hui ? Je n'en suis pas très sûr. Sur la page de discussion on lui avait déjà demandé (très poliment) de respecter la neutralité de point-de-vue. Il avait un peu maugréer. Rien, ou pas grand chose, n'était dit des références, alors peu usitées début 2007.

Tout cela reste assez subjectif, mais j'ai l'impression qu'avec la montée en rigueur (au demeurant nécessaire à partir du moment où Wikipédia devenait l'un des principaux médiateurs de la connaissance intellectuelle et scientifique), ce type de profil s'est fait de plus en plus rares. Ne restent que des spécialistes, des gens suffisamment motivés pour s'accrocher ou… des vandales. Ce qui explique peut-être les difficultés actuelles de la communauté, qui tend à se resserrer autour de quelques noms et de quelques enjeux.

Y a-t-il une solution pour attirer de nouveau les contributeurs occasionnels ? J'ai déjà mentionné le cas de l'interface WYSIWYG, mais elle offre surtout une facilité apparente. Certes on ne voit plus ni modèles, ni balises, ni crochets, mais leur fonction demeure (quoique plus intuitive, peut-être). Il est nécessaire d'en faire plus pour intéresser le contributeur occasionnel et lui éviter un apprentissage trop pénible.

En lisant une publication qui n'a aucun rapport direct avec Wikipédia, Écrire à Sumer de Jean-Jacques Glassner, je suis tombé sur une résolution possible de ce problème. Glassner remarque notamment que, en dépit de sa complexité, l'écriture cunéiforme s'est répandue dans la société toute entière, bien au-delà des groupes restreints de scribes participant à l'administration royale.

[Jack Goody] rappelle que les progrès de l'écriture se manifestent d'abord dans les usages les plus fonctionnels. Or l'écriture sumérienne est de celles qui peuvent s'apprendre par additions ; il n'est pas obligatoire, pour pouvoir s'en servir, de connaître toutes les potentialités qu'elle renferme, il suffit d'avoir appris une quantité déterminée de signes et de valeurs. (p. 257)


Tablette de marchands assyriens se contentant des fondamentaux de l'écriture


Il suffit de remplacer l'écriture sumérienne par Wikipédia pour comprendre l'issue qui s'offre à nous : une sorte de Wikibétisation partielle. Peu d'éléments sont finalement nécessaires pour contribuer dans le respect des principes fondateurs : les références et, dans une moindre mesure, la wikification. Le reste relève plutôt de la cosmétique (les == pour les subdivisions, le modèle {{s|}} pour les siècles…) ou de la macro-organisation de Wikipédia (les catégories et portails). Le cœur du projet, soit l'adjonction d'informations sourcées, peut être effectué sans maîtriser grand chose de la syntaxe wiki — sachant qu'ensuite, par additions successives, tout le reste peut venir.

Il y aurait un peu toute une réflexion à mener à ce sujet, notamment en terme de priorité des informations transmises aux nouveaux contributeurs. Typiquement, on pourrait s'interroger sur l'inclusion d'indications relatives sur la valeur encyclopédique des références (ouvrage ou article universitaire=béton / article de presse=à voir / rien du tout ou « on dit » mondain dans Gala=foutu) et sur la mise en forme de la bibliographie (au moins indiquer l'éditeur et la date d'édition : le reste se déduit facilement). Il ne faut pas se leurrer : c'est là-dessus que les contributions de chacun sont jugées, et pas sur l'oubli d'un modèle X ou d'un catégorie Y.

Concrètement, comment se passeraient les choses ? CO, un Contributeur Occasionnel, tombe sur un article sur un sujet qu'il connaît bien, mais qui demeure dans un état indigent. Plutôt que de passer son chemin, il corrige une formulation maladroite (nous sommes dans une interface WISIWYG ; il n'hésite pas), puis se décide à retravailler l'article en profondeur. Tout ce qu'il sait faire, c'est mettre les numéros de pages de sa source principale (l'étude d'un spécialiste) en rapport avec ses phrases. Ceci fait, un Contributeur Confirmé (ou CC) remarque les adjonctions, et éclaire un peu tout ça : création de subdivisions, normalisation des références, rajout de catégories pour tenir compte des nouvelles informations… Au total l'article est devenu très convenable.

Là-dedans il y a tout de même un hic, ou plus exactement un présupposé : CO possède une très bonne source. Or qu'adviendrait-il dans le cas contraire ? Celui où il souhaite améliorer l'article sans avoir la référence sous la main ? Sachant, qu'étant occasionnel, ce contributeur n'est pas motivé au point de se mettre en quête du bon outil de travail dans une bibliothèque. L'abandon paraît certain. Il existe pourtant une sorte de « parade ». Je l'aborderai dans un prochain billet (oui, je sais, c'est frustrant, mais comme je n'ai pas écrit depuis longtemps, je tiens à refidéliser ma clientèle…).

5 commentaires:

Huesca a dit…

Concernant le "décentrement" évoqué aux débuts, si seulement certains pouvaient prendre exemple sur toi, du genre à se décentrer ailleurs et éviter de se contenter sur wp de régler leurs minuscules comptes personnels d'égo surdimensionnés...
Concernant tes réflexions sur les problèmes d'accès à la rédaction pour le CO, je les partage totalement, y compris concernant le fait que peu de choses doivent en fait ''réellement'' être maîtrisées pour pouvoir contribuer de manière basique. Du reste, pendant plusieurs mois voire années, mon parrain, DocteurCosmos, a joué ce rôle auprès de moi : il suivait régulièrement mes contributions et quand c'était nécessaire, wikifiait au mieux ma prose (notamment dans le cadre de créations d'articles), ce qui m'a permis de mettre de côté les aspects les plus complexes de la wikification tant que je ne me sentais pas motivé pour y plonger. Peut-être devrait-on avoir plus souvent ce réflexe d'aide aux petits jeunes, voire "adopter" tel ou tel contributeur et mettre ses contributions en liste de suivi (je ne sais pas si c'est faisable). Après on risque qu'un tel outil de traçage sur wiki soit utilisé pour d'autres usages (Cf. plus haut)....

Alexander Doria a dit…

@Huesca : tout-à-fait d'accord. J'en viens à me demander si l'apprentissage de la syntaxe wiki n'est pas franchement subsidiaire à côté de la maîtrise des règles de la rédaction encyclopédique — qui d'ailleurs peuvent servir à bien d'autres choses que contribuer sur wiki. Je suis d'ailleurs en train de rédiger un article sur l'Origine de la monnaie : j'ai complètement laissé de côté, pour l'instant, la wikification et les modèles pour me focaliser sur les références, seul élément vraiment essentiel pour juger de la fiabilité de l'article.

SammyDay a dit…

Concernant le problème que tu soulèves, je note que si les wikipédiens confirmés que nous sommes traitaient un peu mieux les contributions en texte brut, il serait normal de continuer à voir des contributeurs occasionnels continuer à intervenir dans les articles.

Le travail primordial des wikipédiens confirmés doit sans doute consister à remettre en forme les ajouts de ces occasionnels, sans pour autant leur tenir rigueur de leur peu de connaissance de la syntaxe wiki.

Alexander Doria a dit…

@Sammyday : c'est peut-être à ce niveau-là qu'il faudrait reconsidérer le travail de la patrouille, en lui adjoignant non seulement une mission de vigilance (indéniablement bien remplie) mais aussi une mission d'accueil, de détection et de reconfiguration du travail des nouveaux (peut-être en avertissant le projet concerné par leurs contributions). Cela pourrait passer par l'adjonction de nouveaux boutons sur Live RC (un petit bandeau de félicitations, par exemple, ça ne coûte rien et ça fait plaisir).

Ulfer a dit…

"Le cœur du projet, soit l'adjonction d'informations sourcées, peut être effectué sans maîtriser grand chose de la syntaxe wiki — sachant qu'ensuite, par additions successives, tout le reste peut venir."

Tout à fait d'accord. Le problème c'est que l'image du "bon Wikipédien", du "Wikipédien complet", c'est celle de quelqu'un qui maîtrise à la fois les règles et les spécificités de WP et la syntaxe et l'aspect technique du wiki. Le premier aspect, c'est déjà tout un programme. Et le second... L'universitaire qui écrit un article pour telle version DVD de Britannica ne s'occupe pas de son codage. J'ai l'impression qu'il y a d'une part une exigence implicite sur WP - être expérimenté dans le code - et d'autre part une sorte d'évangile du "tu dois apprendre le code" plutôt que du "Si tu n'y arrives pas, si cela te demande trop d'effort, on passe derrière toi." Les parrains, la coordination des projets sont là pour ça. Les bacs à sable d'articles en PU, aussi. Si on met en avant cette possibilité, cela permettra peut-être à certaines personnes, qui ne se sentent pas à l'aise du côté de la technique, de contribuer, ou de contribuer davantage.

Alexander Doria : "J'en viens à me demander si l'apprentissage de la syntaxe wiki n'est pas franchement subsidiaire à côté de la maîtrise des règles de la rédaction encyclopédique"

C'est mon avis. Il faut voir que dans la syntaxe de base, il y a les notes et les références, ce qui n'est pas rien, surtout dès lors qu'on tombe dans l'utilisation des groupes, etc.
On ne devrait pas renier a priori un utilisateur qui veut se consacrer seulement à la rédaction, même si a priori il pourrait avec plus ou moins d'efforts maîtriser la syntaxe.