samedi 31 mars 2012

Pourquoi faire compliqué ?

Si vous suivez régulièrement le bistro ou le bulletin des administrateurs vous avez sans doute déjà vu passer l'affaire : un débat est en cours sur l'opportunité d'introduire de nouvelles abréviations pour certains espaces méta-encyclopédiques. A côté de WP: pour Wikipedia:, on pourrait ainsi avoir P: pour projet.

Contrairement à ce que paraît annoncer le titre de ce billet, je ne suis pas opposé à cette innovation. J'utilise très fréquemment les abréviations et économiser du temps lorsqu'il m'arrive d'ouvrir toute une série de portails, n'est pas tout-à-fait négligeable. Par contre, je conscient de l'importante dérive jargonnante que cela pourrait générer. On critique fréquemment l'encyclopédie pour sa complexité et, par-là-même, les wikipédiens pour leurs échanges assez sybillins.

Les abréviations présentent en effet pour spécificité d'être incompréhensibles en dehors d'un contexte préalable. Pour un aviateurs, BA signifie base aérienne, pour un chimiste, c'est du baryum, pour un étudiant anglo-saxon, c'est un bachelor of arts. Sur wikipédia-même, des ambiguïtés restent possibles. BA renvoie tantôt au Bulletin des Administrateurs, tantôt au Bon Article — les deux concepts restent toutefois suffisamment distincts pour être compris. Il y a un cas beaucoup plus problématique, c'est celui de la pdd : page de discussion ou prise de décision, sachant que chaque prise de décision possède sa page de discussion (la pdd de la pdd…). Par conséquent, il y a une corrélation entre la simplicité du terme et sa polysémie.

En outre, une abréviation n'est pas véritablement faite pour être lue, mais pour être vue. Lorsqu'on discerne WP:RA, on ne pense pas prioritairement au son VéPéèreA, mais au dessin des lettres, à leur assemblage typographique. L'abréviation renforce la connotation idéographique de l'écrit ; elle s'apparente quasiment à un idéogramme — c'est, au sens propre, du chinois… Le lecteur ne dispose d'aucun appui phonologique pour identifier le sens du mot : WP:RA ne veut a priori rien dire et rien signifier. Ce n'est que par la maîtrise des codes institutionnels qu'il parvient à opérer le déchiffrement (il connaît l'existence des Requêtes aux administrateurs, il a compris que les autres utilisateurs y font référence en ce terme).

J'hésite donc à soutenir cette source de complication supplémentaire (sans doute pas pour la communauté hardcore, mais, indubitablement, pour la communauté périphérique et le simple lecteur). Wikipédia est déjà assez compliquée comme ça. Ou pas…

Il y a quelques jours, je me suis aventuré à jeter un coup d'œil à Citizendium, l'ex-futur aspirant concurrent de Wikipédia — une section du bistro m'y incitait un peu. Au sein du forum communautaire, on trouve un fil sur l'engagement de l'infrastructure encyclopédique contre le SOPA (quelque chose d'éminemment familier aux wikipédiens). Et au sein de ce fil, on trouve le post suivant :


En français cela donnerait (et j'insiste sur le conditionnel car il ne s'agit pas d'une traduction facile) :

Le ME a le droit d'émettre des décisions temporaires, de telle sorte que le changement de la bannière était légale, à moins qu'il ne viole quelque disposition préexistante (certains m'ont souligné en privé qu'il serait incompatible avec l'article n°23). Si l'EC pense que la bannière viole l'article n°23, il peut déléguer sa décision au MC, qui la traitera comme une question d'attitude générale. Si l'EC décide que cela ne viole pas la charte, mais qu'il ne souhaite pas que des changements de cette nature adviennent dans le futur, il peut remettre en cause la décision temporaire du ME en émettant une règle formelle.

Je n'ai pas pris la peine de déchiffrer ce jargon élaboré — apparemment le ME sert un peu de big boss, et le MC et l'EC sont des institutions collégiales. On me dira qu'on peut rencontrer assez facilement ce genre de développement byzantin sur Wikipédia — dans n'importe quelle PDD un peu pointue en fait. Ce qui est assez surprenant, c'est que la communauté de citizendium fédère en tout et pour tout une cinquantaine de participants actifs — à comparer aux cinq mille contributeurs actifs de la seule Wikipédia francophone.

En somme, si la complexité des régulations est étroitement corrélée avec la taille de la communauté, je me dis que Wikipédia ne s'en sort, relativement, pas si mal que ça.

3 commentaires:

Arkanosis a dit…

Ce que je regrette — et ton article l'illustre parfaitement bien — c'est que l'annonce sur le bistro n'a pas mis en avant le problème à résoudre. Tout le monde a compris qu'il s'agissait d'introduire ces raccourcis, alors qu'il s'agissait (du moins pour P:) de remplacer un hack déjà existant (des redirections de l'espace principal vers l'espace projet qu'on ne peut supprimer sans créer de nombreux liens morts) par une solution technique propre.

Arkanosis a dit…

Et pour apporter un avis plus sur la réflexion portée par ton billet, je remarque que de manière générale, les Wikipédiens n'abusent pas /trop/ du jargon : ils l'utilisent là ou il est utile (en permettant de gagner du temps), mais n'en font pas — du moins il me semble — un outil pour construire volontairement une frontière entre « ceux qui savent » et les autres. C'est pourtant une pratique que je rencontre fréquemment au niveau professionnel.

Par contre, il y a des ratés dans certains choix du jargon… Qu'est-ce qu'une PdD ? :D

Alexander Doria a dit…

Oui, je pense aussi qu'il y a tout de même en partie une certaine résistance au jargon, sans doute liée à la portée généraliste de Wikipédia. Les articles encyclopédiques sont rédigés en vu d'un public large, d'où l'usage d'un style assez clair, net et sans bavure — presque le degré zéro de l'écriture selon Barthes… Cette pratique tend normalement à influencer les échanges communautaires : ça jargonne éventuellement, mais presque tout-le-monde écrit de manière assez ergonomique et lisible.