vendredi 21 septembre 2012

De l'utilité du flou

Ces derniers jours, les nécessités de ma thèse m'ont amené à découvrir un petit ouvrage de sociologie très intéressant : Le journalisme ou le professionnalisme du flou de Denis Ruellan.

Il y a des petites choses contestables dans ce bouquin – notamment le fait que l'auteur peine à masquer un antiaméricanisme latent. Il utilise ainsi systématiquement l'adjectif étatsunien (avis aux concepteurs de cette PDD…). La thèse centrale n'en est pas moins pertinente : pour Ruellan, les journalistes ont intentionnellement maintenu un certain flou sur la signification de leur profession, et ce afin de ne pas enrayer une dynamique de croissance favorable. En effet, si une interprétation du journalisme venait à l'emporter au détriment des autres, on rentrerait dans une logique d'exclusion (untel ne fait pas vraiment du journalisme…) qui pénaliserait finalement l'ensemble de la profession.

Ruellan invoque à l'appui de sa thèse une intuition de Luc Boltanski :

C'est parce qu'elle demeure vague au sens de relativement indéfinie et de relativement indéterminée […] que la catégorie peut exercer des fonctions d'amalgame et de neutralisation des antagonismes les plus puissants sur une fraction étendue de l'espace social [p. 52]

Évidemment, en lisant ceci, je ne peux pas ne pas penser à Wiki. Les débats et exégèses sur les principes fondateurs constituent en effet une sorte de compétition éternellement recommencée – les byzantins et leur sexe des anges n'étaient finalement que de petits joueurs par comparaison. Or chacun de ces principes autorise de multiples interprétations.

Pendant longtemps, le 2e PF a eu la primeur des éxégètes : la notion de neutralité de point-de-vue présentait d'emblée un large boulevard ouvert à des instrumentalisations largement contradictoires. Il s'est un peu resserré au cours de ces dernières années. L'impératif de la référence, la distinction entre sources primaires et sources secondaires, la nécessité de représenter l'état de recherche : tous ces corollaires ont permis de limiter l'angle d'interprétation. Pour autant, le débat est loin d'être clos. L'attention nouvelle portée à la donnée remet un peu en cause un paradigme antérieur fondé sur la sourçabilité.

Aujourd'hui, le 1er PF paraît beaucoup plus trendy. Par-delà sa simplicité apparente, la définition Wikipédia est une encyclopédie contenait plusieurs bombes en puissance : à quelle encyclopédie fait-on référence ? Générale ou spécialisée ? Et de toute manière à quoi renvoie le terme d'encyclopédie aujourd'hui ? N'a-t-il pas fondamentalement changé avec l'arrivée de l'informatique et, il faut bien le reconnaître, l'apparition de Wikipédia ? Une encyclopédie a-t-elle devoirs particuliers ? Doit-elle s'abstenir de tout engagement politique ? Même pour maintenir sa propre existence ? Toutes ces questions restent relativement irrésolues. Elles ont donné lieu à des réponses contradictoires d'un utilisateur à l'autre et d'une communauté à l'autre.

Je ne vais pas m'appesantir sur les autres PFs, même si ils charrient tout autant leur lot d'incertitudes (Fair use…). L'un dans l'autre, l'objectif est assez clair : il s'agit de mettre au point un socle de référence suffisamment ambiguë pour permettre à de multiples postures encyclopédiques de cohabiter. Cette cohabitation s'entendant aussi bien l'échelon individuel (la dichotomie inclusionniste/suppressionniste dissimule quantité de fractures parallèles) que collectif (on a pu constater récemment que les règles d'admissibilité de la Wikipédia anglophone sont plus permissives sur les biographies et moins sur les personnages de fiction).

Sans cette prime à la cohabitation, Wikipédia s'exposerait à redevenir un site de niche, ne fédérant qu'une équipe soudée, mais de taille restreinte – finalement, c'est un peu le schéma de Citizendium. Il y a ainsi quelque intérêt à maintenir du flou, ne serait-ce que pour assurer le renouvellement des rangs et pour garantir une certaine marge de manœuvre selon les circonstances.

Et voilà. C'était ma petite incise sociologique du jour. La prochaine fois je vous parlerai sans doute de technique – un petit mouvement de balancier sciences humaines, sciences dures, ça fait toujours du bien…

 

mardi 18 septembre 2012

Un nouveau concurrent ?

C'est sur le blog de l'ami Frakir que j'ai appris l'existence d'une terrible menace pour l'existence des projets Wikimédia, relayée dans une brève alarmante des inrockuptibles. Elle porte un nom pourtant bien poétique : quora. Avant de battre d'emblée en retraite interrogeons-nous a minima : à quoi a-t-on à faire ?

Modélisation hypothétique d'un(e) Quora ayant achevé sa mue encyclopédique

Les prétendants à la succession de Wikipédia se répartissent généralement en deux classes. Il y a ceux, généralement d'anciens leaders sur le marché, qui soulignent à force trait leur respectabilité et leur expertise durable. Typiquement, l'Encyclopedia Universalis ne se définit quasiment plus que par rapport à Wikipédia – il faudrait vraiment que je fasse un petit billet sur sa dernière campagne de promo. Il y a ensuite ceux, plus nombreux, qui se veulent plus ouvert que l'encyclopédie en ligne. On songe évidemment au cas emblématique de Knol, l'encyclopédie google qui comptait ériger le POV pluriel au rang de principe fondateur. Évidemment, ces deux catégories ne sont pas immuables. Des passerelles sont toujours possibles. L'encyclopédie de Larousse qui se positionnait initialement sur le terrain de l'encyclopédie traditionnelle n'a finalement pas hésité à adopter une posture « ouverte », afin de récupérer au passage quelques déçus de wiki.

Quora revendique sans ambiguïté son appartenance à la seconde catégorie. Elle/Il [je ne connais pas le genre de l'objet même si je penche plutôt pour le féminin] n'est en effet pas venu spontanément sur le marché de l'encyclopédisme. Il s'agit initialement d'un site de question/réponse – une sorte d'oracle gigantesque où les gens posent leurs questions, d'autres gens leurs répondent et d'autre gens encore évaluent et les questions et les réponses aux questions. Fort d'un succès indéniable, ses concepteurs ont commencé à affûter leurs ambitions et à se positionner sur un segment plus large, privilégiant un aspect (l'encyclopédicité) aux dépens des autres (notamment des affinités assez fortes avec un réseau social – ce n'est pas pour rien que les deux fondateurs sont d'anciens salariés de Facebook). L'année dernière, Techcrunt mettait ainsi en évidence le rapprochement formel entre Quora et Wikipédia.

Cette réorientation est-elle judicieuse ? L'idée de base consiste à présenter un pre-knowledge, là où Wikipédia proposerait un knowledge digéré et agréé par la communauté scientifique. En gros, le travail inédit est admis dans la mesure où il permet de recenser les idées émergentes non encore institutionalisées. L'un dans l'autre, ça peut se défendre : plutôt que de répéter wikipédia (fatalement en moins bien, wiki disposant quoiqu'on en dise de dix ans d'avance…), on cherche à proposer quelque chose de différent, un ensemble de données que l'on ne retrouvera peut-être pas ailleurs.

Ceci dit, Quora présente en pratique au moins deux grosses faiblesses. Elles finiront peut-être par se résorber, mais en l'état, ça me paraît rédhibitoire.

  1. Le mode question/réponse ne constitue que l'un des usages de Wikipédia. On peut très bien consulter l'encyclopédie pour de nombreuses autres raisons : sonder une thématique générale, rechercher une bibliographie sur un sujet, flâner d'un article à l'autre… Les réponses de Quora ne permettent pas tout cela : il s'agit de textes brefs, potentiellement subjectifs, qui ne prétendent répondre qu'à une demande précise sans faire le tour d'un objet ou d'un terme défini.
  2. Quora n'est pas placé(e) sous licence libre. L'air de rien, cela pose de nombreux problèmes pratiques : on ne peut bénéficier de l'audience parallèle des sites miroirs, ni des reprises éventuelles dans des blogs, projets ou livres. Qui plus est, le fait de s'approprier entièrement le travail des contributeurs n'est pas de nature à attirer experts et amateurs sérieux…
À tout ceci, il convient d'ajouter que Quora devra bientôt faire face à un concurrent potentiellement destructeur : Wikidata. Le nouveau projet de la Wikimedia Foundation vise entre autre à répondre à toute les questions, en générant automatiquement les réponses par croisements successifs de données. Le cœur de cible de Quora serait directement menacé.

En somme, il est difficile de dire qui est le concurrent de qui…