samedi 28 septembre 2013

Éditeur visuel…

Ça fait un an et demi que j'annonce et je souhaite sa venue. Depuis fin juillet, l'éditeur visuel est bien réel. Il permet à quiconque de modifier l'interface mediwiki sans avoir à se farcir un stage accéléré de maîtrise de la syntaxe wiki. Il s'agit finalement d'un retour aux principes initiaux de Wikipédia.

À ses débuts, la syntaxe wiki était conçue comme une version grandement simplifiée du langage HTML. En lieu et place des balises, quelques signes de ponctuations élémentaires (apostrophes pour les gras et les italiques, signes d'égalité pour le niveau de titre…). Sauf qu'avec le temps, l'encyclopédie s'est naturellement complexifiée. La gestion des références, la transclusion de modèles, les infobox : tous ces éléments nécessaires à la mise en œuvre d'une encyclopédie de référence nécessitent des artifices techniques de plus en plus élaborés. La syntaxe wiki est devenue une sorte de mélasse un peu brouillonne où se mêlent des éléments de code descriptif avec des morceaux de langage de programmation (par exemple, les {{{if}}} que l'on croise parfois dans tel ou tel modèle un peu élaboré).

J'ai eu la chance de voir toutes ces subtilités se généraliser les unes après les autres : en sept ans, la mémorisation se fait sans peine. Un nouvel arrivant aura sans doute plus de difficultés. L'éditeur visuel est maintenant là pour l'aider… ou pas.

L'outil est devenu une réalité technique, globalement corrigée de la plupart de ses bugs et imperfections (il y a encore des petits soucis intempestifs, mais si les développeurs restent bien au taquet, tout devrait se réguler d'ici la fin de l'année). Malheureusement, cette réalité est bien partie pour demeurer inaccessible à ceux qui en auraient le plus besoin.

La wikipédia germanophone, puis la wikipédia anglophone ont pris l'initiative de retirer l'éditeur visuel de l'interface par défaut. Il est maintenant nécessaire de l'activer dans ses préférences, une option seulement accessible aux contributeurs inscrits (et, même plus largement, aux contributeurs réguliers : les contributeurs occasionnels ont peu de chance d'aller traîner là-dedans). Bref, autant dire que l'outil n'assume plus du tout sa mission primordiale : apporter de nouvelles recrues à la communauté en motivant les profils un peu effrayés par les coulisses techniques.

Côté francophone, les perspectives sont plus heureuses. Un sondage récent montre certes quelques réticences (notamment sur le nom de l'éditeur), mais le principe d'ajouter l'éditeur visuel dans les sections (alors même qu'il n'est pas encore capable de les éditer séparément de l'article) est clairement adopté. Je n'ai pas eu l'occasion de jeter un coup d'œil à leurs débats communautaires, mais les hispanophones et les italophones semblent a priori partis pour conserver le truc.

Tout n'est donc pas perdu. Sous réserve que les développeurs ne se laissent pas décourager par les déconvenues sur la version anglophone (qui ont viré à un énième bras de fer entre la communauté et la Fondation : ça faisait longtemps…), l'éditeur visuel devrait au moins faire ses preuves sur plusieurs communautés de grande taille. Et vérifier ainsi les nombreuses attentes qui se sont portées sur lui.

En ce qui mon concerne, je n'ai aucun doute sur son effet positif sur le long terme. La syntaxe wiki constitue un frein souvent cité à la contribution. Ce n'est pas le seul. Le respect de la vérifiabilité s'avère également contraignant, mais il demeure non-négociable. Tout-le-monde ne deviendra pas encyclopédiste du jour au lendemain, mais l'éditeur visuel a de bonnes chances d'attirer de nouvelles recrues, jusqu'alors réticentes à sauter le pas.

Les chercheurs sont peut-être les premiers concernés. Pour quiconque n'a pas l'habitude des syntaxes web, la maîtrise des bases élémentaires de l'éditeur classique prend au bas-mot quelques heures. Or, présenter son champ d'étude sur un média généraliste a beau être une idée séduisante, cela reste un objectif secondaire, d'ailleurs non pris en compte par les agences de notation telles que l'AERES ou par les universités. Cela ne peut se faire qu'à titre occasionnel — justement ce que permet l'éditeur visuel.

On arrive ainsi à cette situation un peu paradoxale : les communautés qui souffrent le moins d'un déclin de la participation adoptent un outil qui va probablement contribuer à la stimuler ; inversement, les deux communautés qui subissent le reflux le plus sévère (de l'ordre d'un quart d'effectifs en moins dans le cas anglophone comme dans le cas germanophone au cours de ces six dernières années) se refusent à mettre en œuvre une solution qui aurait peut-être permis de colmater les brèches.

Une comparaison évocatrice de {{en}} et {{de}} vs. {{fr}} et {{es}}

Cet épisode aura au moins permis de confirmer un donnée intéressante : la récession d'une communauté provient surtout de facteurs sociaux internes. La prévalence d'une vision un peu élitiste de la contribution wikipédienne contribuerait à alimenter une sorte de spirale excluante, marquée par le double rejet des nouveaux utilisateurs et de la nouveauté technique.

mercredi 11 septembre 2013

Citez vos sources… mais pas que.

J'en ai déjà parlé sur twitter, mais le sujet vaut sans doute bien un petit billet de blog. La semaine dernière j'ai lu avec beaucoup de plaisir le troisième volume de "La Méditerranée" de Fernand Braudel. Cela peut paraître un peu galvaudé de dire ça, mais la synthèse historique se lit par moment "comme un roman", avec son lot d'espions double et triple, d'ambassadeurs chafouins, de corsaires diaboliques, de fous de dieu, de guérillas et de batailles navales… J'étais emporté sur le siège de Malte, lorsque je fus soudain arrêté par un coup au cœur. Jugez-en par vous-même :

C'est marqué en toute lettre dans le titre: « Malte, épreuve de force (18 mai-8 septembre 1564) ». Sauf que le siège de Malte a eu lieu en 1565, sans ambiguïté possible. Le paragraphe suivant rétablit heureusement la bonne chronologie : « la brusque arrivée de l'armada turque sur Malte, en mai 1565 (…) Dès la fin de 1564 ». Tout ceci a de quoi plonger le lecteur dans une certaine perplexité — et encore, s'il s'avère suffisamment attentif. Un étudiant en histoire en pleine révision sera sans doute tenté de survoler rapidement le texte et de retenir la date la plus immédiatement visible — celle du titre — et donc, sans s'en douter, de colporter une erreur factuelle significative.

Pour ma part, mon instinct de wikipédien a pris le dessus. Faute de trouver le bouton modifier, j'ai contacté l'éditeur :

Je me permets de vous signaler la présence d'une erreur assez problématique dans votre édition du 3e volume de "La Méditerranée" de Braudel. En pp. 147-149, le siège de Malte est situé en 1564 alors qu'il a bien lieu en 1565. Parfois la date exacte revient dans le corps du texte, ce qui ne fait qu'ajouter à la confusion. Serait-il possible d'inclure une sorte d'erratum à l'avenir ? Le siège de Malte est un événement historique important et l'ouvrage de Braudel constitue l'une des principales sources de référence sur cette période. En l'état, l'édition contribue à induire en erreur de nombreux lecteurs.
Je n'ai pas encore reçu de réponse. Par contre, j'ai un peu réfléchi aux implications de ce genre d'inexactitude. "La Méditerranée" de Braudel est l'archétype d'une source très fiable qui, bien qu'ancienne, continue de faire autorité. L'ouvrage a été réédité neuf fois depuis sa parution (de 1949 à 1990). L'erreur a été peut-être introduite à l'occasion d'une de ces rééditions — peut-être est-elle passée par toutes les mailles du filet, pourtant bien tendu, des corrections successives.

Le problème qui se pose maintenant est le suivant : j'aurai du temps à perdre et une volonté de troller, je pourrai très bien me targuer de cet ouvrage pour introduire intentionnellement une erreur sur Wikipédia. Peut-être pas sur l'article Grand Siège de Malte, déjà bien référencé, mais certainement dans un des nombreux articles parallèles. Par exemple, l'article sur l'un des protagonistes du conflit, Mustafa Pacha, ne comporte aucune référence. Il ne tient qu'à moi de signaler, l'ami Braudel à l'appui, qu'il a pris part au siège de Malte en 1564.

Tout ceci montre les limites du simple principe de citer des sources fiable. La fiabilité absolue n'est pas de ce monde. En se référant à des analyses scientifiques réputées on décroît le risque d'erreur ; on ne l'élimine pas.

L'histoire de Wikipédia se résume ainsi à une quête jamais terminée de l'exactitude encyclopédique.

Jusqu'en 2006-2007, la véracité du propos dépendait d'une pratique en apparence assez problématique, mais qui ne fonctionnait pas si mal que ça : la sagesse des foules, l'idée que le croisement d'une multitude de regards sur un texte donné va vraisemblablement entraîner une discrimination les erreurs factuelles à terme. Les études de la fiabilité de Wikipédia antérieures à 2006 montre que, effectivement, le taux d'erreur n'est pas monstrueux (environ 4 par article vs. 3 pour l'Encyclopedia Britannica).

Par la suite, le recours de plus en plus systématique aux sources secondaires permet d'atteindre un nouveau palier. Des études plus récentes soulignent que l'encyclopédie collaborative ne s'approche pas seulement de la rigueur des encyclopédie traditionnelles ; elle la dépasse bien souvent.

Il est toujours possible d'aller plus loin. C'était un peu le sens d'un petit essai que j'ai créé l'année dernière, Wikipédia:PROPORTION. L'enjeu n'est plus seulement de citer ses sources, mais de les croiser, voire de les mettre en concurrence, de manière à diminuer, là aussi, les possibilités d'inexactitudes ou d'interprétations infondées.

J'ai ainsi parfois l'impression qu'à force de se focaliser sur le moyen (le recours aux références) on perd de vue le but. On peut, si on le souhaite, mettre une note de bas de page à chaque mot ; si il n'y a pas eu en amont un travail d'évaluation et de croisement des diverses sources disponibles, ce travail un peu maniaque risque fort de ne pas constituer un garde-fou suffisant.